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Dédale

Maurice Chaudière

 

DEDALE, face au public:

Jusqu’ici, je n’ai fait que servir; je n’ai fait que répondre aux instances des Rois…

Ils m’ont enjoint, les Rois, d’aménager l’empire qui les verrait un jour, du haut de leurs remparts, dominer le Monde !…

Il m’a fallu chez l’un supplanter les stratèges et concevoir chez l’autre le plus fabuleux des outils, le Robot :… Robot de bronze, articulé, pourvu d’élytres et d’antennes… Simulacre d’insecte, habile à propager les ravages du feu.

J’ai laissé à la discrétion des Rois la menace fabuleuse d’une déflagration sans pareille !… Ils peuvent maintenant, les Rois, dégagés d’une précarité artisanale de la guerre, enjamber s’ils le veulent, comme font les chevaux d’échec, les continents hérissés d’armes et donner la mesure du beau désastre qui les hante : la dévastation de tout ce qui ferait obstacle à leur domination ! S’ils ne s’y risquent pas encore, excepté quelques débordements de frontières, c’est qu’aucun jusqu’ici n’a su gagner ma dévotion…

Peut-être, à force d’artifice et de ruse, peut-être ai-je convaincu les Rois de l’intérêt d’un mal qu’il convenait chez moi de ménager : le talent !

Ainsi n’ai-je vécu que pour flatter l’intempérance des Rois !… Et que dire de leurs filles !… Pour elles, j’ai dispensé les bijoux et le fard, ordonné des chemins de danse, de terrasse en terrasse, entre les oliviers, les cyprès et les vignes… Quant aux garçons, disposés comme ils le sont déjà à défier les Dieux, je leur ai donné, pour parader sous le soleil, des boucliers étincelants et des glaives, affûtés comme un éclat de lune !

A chacun, j’ai répondu… Je n’ai fait que répondre à l’irruption de la demande, quand elle me venait de tous bords. Or, c’est moi désormais que le sort interpelle ! A pied d’œuvre, je me retrouve seul : unique et double, affronté à moi-même… inhibé, interdit, suspendu à mon sort ! Pour avoir méprisé la superbe des Rois, me voici renvoyé à cette instance solitaire où l’espace et le temps se consument....

Quant à mon fils… il dort ! Pour échapper à nos malheurs, il dort !

Enfermé par Minos au plus obscur de mon talent, je reconnais le piège que je me suis donné : mon œuvre m’environne, ajustée à mon sort, mieux qu’aucune autre carapace… : Un labyrinthe …aux multiples méandres où Minotaure avait son antre..

Privé d’armes et privé d’outils, il me faut désormais… il me faut par moi seul, sur les battues de ma légende, ébranler le futur.
 

LE CORYPHEE:

Distance ! dernier recours… qui décante l’espace… et discipline l’horizon… Tu dévastes l’empire abusé du réel quand tu bâilles, ô Distance !

Entre le sommeil et le rêve, entre l’emblème et le blason, c’est toi, Distance, qui donnes à voir sous le Masque le Monstre !

Et c’est l’aveu soudain d’une bestialité qui nous décontenance…

Car les Monstres sont là, qui veillent sous le Masque…

Désirs inassouvis… qui travaillent les Rois jusque dans leurs troupeaux !

Oui, les Monstres sont là, et tout règne dans l’ordre : autour de toi, les jeux sont faits, Dédale ! Aucune halte, aucun refuge, où Minos n’ait déjà pressenti ton passage !

Aux colonnes d’Hercule, l’Occident revendique la vendange des vagues… Le rêve à bout d’excuses a ravagé l’exil… La mémoire en sursis consulte l’éphémère… Et dans l’appareil extravagant de sa gloire, Phénix, en plein exploit, offusque le soleil de son aile de cendre.

DEDALE:

Si, … d’obstacles en chicanes, les pistes s’entremêlent … si l’entrelacs des murs et les lignes de fuite ne conduisent à rien, le ciel est encore là, Icare !

Et regarde là-haut ce tumulte d’abeilles ! … l’énergie du Soleil au sein-même de l’ombre ! une enclave de vie …où s’infuse la cire … dont je ferai merveille !

Mais tu me laisses errer, seul, absent, aiguillonné d’abeilles qui travaillent mes songes…

Loin des hommes aujourd’hui, et oublié des Dieux , j’appréhende l’espace de ma désolation…

Pris de court … je parle… Je parle sans écho …

L’Histoire, ( les outils, ni les armes n’auront jamais raison de sa résolution ! ), l’Histoire aujourd’hui m’enjoint d’assumer le présent !

Or, je n’ai rien à rendre, rien à dire non plus qui n’aggrave mon sort…

Il me reste ces mains, malheureuses, qui, elles, ne peuvent cesser de faire !

Ainsi contraint, par habitude, je construis, j’échafaude, je hasarde d’ériger cette masse des choses... Des choses sans courage , qui ne peuvent que s’écrouler, s’effriter, revenir à terre ! Des pierres, du bois, du fer, de la chaux, comme une salive corrosive qui mangera mes mains ! Qu’est-ce en effet que ce mortier, sinon l’adhésion de ma sève au désert lamentable des choses ?

Je frappe, je casse, je crible, comme la mer fait de nos décombres… Et tout cela, toute cette usure se mélange à ma vie, s’amalgame… Je suis dans le mortier que je triture ; je triture, et au-dedans de moi se remue l’édification permanente ! J’érige tout mon être par la voie d’une substance morte autour de moi, coagulée par moi ! Encore faut-il qu’elle soit bien morte, et bien lourde… Oui lourde, et descendante ! Il me faut contenir tout le poids de ce lent charroi pour connaître le sens de mon travail : me hisser, jour après jour hors de mort ! Et pour quoi ? Pour rien ! Puisque rien ne m’est rien !

Je sais seulement pour qui …Dernière entrave qui me lie à mon sort, comme à la Terre qui m’a porté !
( à Icare)

Tu es, toi, enfant, mon poids le plus réel …Quand je t’oublie, je passe les frontières de mon corps ; avec mes membres et mon corps couverts de signes, je m’allège : comme la semence du chardon, par l’espace, je m’émancipe ! Il n’est de mur, il n’est d’enceinte que je ne puisse franchir !

Mais toi, enfant, tu es mon poids le plus réel ; tu es l’aimant de mon absence … tu es, à portée de ma main, l’offrande ensommeillée au sacrifice de ma veille !

Tu dors…, quoi que tu fasses, tu dors… tu ne sais rien de mon travail ! Tu partages mon sort sans y accéder…Tu es mon aveugle témoin !
 

ICARE ( somnolent et… incompréhensible )

Dans les grottes palatines, veillent les amygdales, preneuses de son des profondeurs, colonnes rostrales de la ville, nourrices de la langue... Hydres de laine rouge, dégorgeant leur infusion de bave : ciel et mer confondus ! C’est un ruissellement lingual qui bientôt pourra sourdre aux commissures des lèvres, en fermentations légères, et proposer à la sagacité des papilles, l’amertume enfouie des fosses symétriques pour que, réconciliées, elles agréent au matin les salives du jour.

DEDALE

Tu t’agites, tu divagues, tu m’assistes, et tu dors ! Quoi que tu fasses, tu dors…Tu ne sais rien de mon travail…

LE CORYPHEE:

Des plumes… Il nage dans sa plume ! Mais regarde comme il nage, Dédale !

Il a gagné le large aux songes … où ciel et mer se confondent. Il nage et t’abandonne ; il te laisse flatter les passions de la Crète où les taureaux partagent la litière des Rois !

Il nage et se délivre ! … Il nage sans défaillir… Et ses bras, à ramer, ont pris cette cadence d’aile bulbeuse et lente qui suspend dans son vol la mouette…

En mer, on voit parfois, dans un large tournoiement d’ailes, s’organiser sur l’eau où le poisson affleure, d’étranges fêtes circulaires… Les dauphins s’y rejoignent pour un plus grand tumulte, et l’on ne sait, de loin, qui navigue ou voltige entre le ciel et l’eau…

La joie d’Icare est ainsi faite, de tant d’oiseaux, qu’il ne sait plus s’il nage ou si , emporté par l’écume il émerge avec eux !… Et sa joie, comme une vague lentement poussée, se gonfle et court à son déversement fatal, sa joie vient désespérément s’offrir à quelque déferlement de blancheur…

Vaste berceau, la mer qui rêve, appesantie d’espace et de beau temps… où le soleil enfin s’apaise !

Icare, heureux Icare, dans l’or qui sombre !

Et la nuit, sur son insondable delta, ouvre ses vannes silencieuses.

LE RÊVE D’ICARE
UN VIEILLARD

Icare… Icare… Comme on va dans sa cour égorger le paon blanc le plus pur pour un convive de haut rang, hier Icare, pour toi, les Ténèbres ont immolé le Jour… et depuis, tu sais quel désordre enchevêtre les heures !

Viens, Icare… Il reste maintenant peu de flammes à ma torche… Viens et suis-moi : si l’on ne veut que tout s’éteigne à jamais ici, il faut, Icare, sur ce chaos restaurer le jour !

ICARE (somnolent)

Dédale ! Le sang me heurte !… Comme un taureau, le sang me heurte !…Le sang fermé dans son corral… le sang me heurte !

LE CHŒUR DES PLEUREUSES ( qui reprennent les lamentations d’Icare )

UNE VOIX:

Et pour connaître enfin le Jour, le sang qui se répand déborde en plein tumulte sa haine lumineuse !…

Car le Jour, mieux qu’aucun autre glaive, intercepte sa course… Et le sang ne sait plus, comme les eaux sauvages canaliser sa violence !… Celui qui a débondé sa fureur, le glaive aveuglant du Jour, aura du même coup suspendu sa fureur !

AUTRE VOIX: Il est muet le sang, Icare, muet le sang de la révolte qui vocifère toute une vie ! 

AUTRE VOIX: La nécessité ténébreuse du sang, sous la main du sacrificateur apprend à vaincre son tumulte : pour connaître la brusque adhésion du Jour, la nécessité ténébreuse du sang débusque sa couleur… Oui, rouge, il est rouge le sang, rouge et mort-né, le sang qui vient à rendre sa couleur ! Car la seule issue du sang, Icare, c’est la Mort !…répandue mais ardente et rouge encore la Mort, offerte comme un texte profus à la divination d’un éternel augure qui, d’autel en autel et par-de-là le sang versé, chaque jour nous survit…

AUTRE VOIX: Ah oui ! Dérisoire nécessité du sang d’accumuler toute une vie, désirée, mesurée, minutée par les pulsions du sang… dérisoire nécessité de retenir toute une vie l’intempérance du sang, pour le voir, hors de son labyrinthe, verser dans l’épaisseur de sa coagulation !


LE CORYPHEE:

Regarde, mais regarde, Dédale, les sources juvéniles, et regarde comme elles savent, dans leur ruissellement laver l’opacité du sang bestial !

DEDALE:

Les sources, c’est en moi qu’elles dévalent . Depuis longtemps je n’ai plus d’autre sève qu’en celle de mon oeuvre…œuvre désemparée qui roule dans son lit vers son delta sauvage…

Tel es-tu, à mes pieds, mon œuvre ... expiatoire ! Refaisant le parcours de notre hérédité …

Tu ne peux pas sortir de la malédiction des Monstres qui me hantent ! Oui… tu es le frère d’un Minotaure dont j’ai favorisé le jour !… Tel es-tu à mes pieds, replié en tes songes, cependant que je poursuis les miens…

Mais je suis las des songes : ce sont des pièges !… comme fut piège, ô Pasiphaé, l’ urne femelle où vint se fourvoyer le Dieu !

UN RECITANT:

Neptune offrit un jour à Minos, fils d’Europe et roi de Crète, un taureau d’une grande beauté. Minos, au lieu de le sacrifier à Jupiter, comme il en avait fait le vœu , le fit entrer dans son troupeau, et … en sacrifia un autre.

Neptune en fut irrité. Pour se venger, il rendit le taureau sauvage et fit en sorte que Pasiphaé, femme de Minos, en devint amoureuse…

Pasiphaé confia son ardeur à Dédale : elle lui demanda de l’aider à connaître la bête… Et Dédale voulut bien se charger de la besogne.

Il chercha parmi les troupeaux de Minos la génisse que le taureau préférait et l’enferma dans une étable. Il retint en d’autres lieux le taureau et lui donna abondamment à manger et à boire. Puis il fit d’un tronc d’arbre une sculpture creuse en forme de vache. Quand il eut achevé son travail, il tua la génisse, et de son cuir tout fraîchement écorché, il recouvrit la sculpture qu’il installa dans l’étable. Il fit alors entrer la Reine dans la vache de bois recouverte de peau. Telle était la chose, si habilement faite, que la Reine pouvait avoir son sexe à l’endroit-même où la vache avait eu le sien.

Quand la reine eut pris la pose, Dédale, le triste et subtile Dédale , laissa aller le taureau de l’endroit où il était tenu à l’étable où attendait la Reine. Volontaire et fort chaud, comme enragé, le taureau voyant cette figure ensevelie en cuir de vache, la saillit .

Et la Reine, de loin ou de près comme folle et hors de sens, le reçut…

Le taureau fit si bien son office que la Dame en enceinta.

C’est ainsi que fut conçu le Minotaure.

PASIPHAE:

Les vagues qui m’assaillent autour de moi déferlent. Et l’écume en larges franges se propage . Ecume chevauchée d’embruns… écume qui galope et devance la vague sous le harcèlement du vent…Telle suis-je aujourd’hui, Reine de Crète, environnée d’écume, vague offerte aux prouesses du vent !

Je suis la nef ensevelie qui émerge et replonge, sous le regard divergent de Neptune… Non point soumise, mais violente : j’ouvre aux fureurs de l’air l’urne profonde de l’angoisse…

Sans vouloir bouger, j’erre …et déploie en moi-même la pieuvre d’un insondable labyrinthe. Ah, oui, profonde ! je me noie en moi-même… mes mains autour de moi n’ont plus de prise : sans bouger, je descends vers l’obscur, et tout en moi vient à descendre pour n’être plus, au fond du gouffre qu’une étoile de sel… et qui brûle …

Ah fureur des mers qui me violentes, tu m’environnes d’une atteinte impalpable ! Ecume d’un hasard que je voudrais nommer ! Ah, te nommer fureur, et t’enjoindre d’épouser la chose en moi défaite, morte déjà en ses miroirs ! Fureur tu es l’irruption du malheur, et tout en moi pour t’accueillir se démantèle ! Te nommer fureur, ô bête au front barbare, taureau couvert d’écume… et c’est t’avoir en moi déjà requise !
Aïe ! Toute l’horreur du Dieu me force en cette Crète paroissiale, environnée d’écume, comme des médisances d’un peuple corrosif ! … Corail, âpre massacre extirpé de mer !

Je veux être, ô Dédale , en cette liturgie de dentelle et d’embruns, la victime et l’autel en une même chose !

DEDALE A PASIPHAE:

Et toi, femme plus lointaine qu’enfance, à mes pieds tu divagues… Autre bête innocente qui s’agite et s’affole… et demande assistance aux violences de l’air… Femme foudroyée par ma faute !

Je vous délivrerai, je vous affranchirai du drame qui vous tient !

Je bâtirai la nef, ou bien la tour, la catapulte s’il le faut, mais je vous sortirai, ô vous, toute mon innocence, de ce labyrinthe du songe où vous épuisez votre souffle.

DEDALE A ICARE:

Icare, Icare, réveille-toi ! Cette fois nous allons partir… Mais tu dors toujours… tu t’agites, tu t’affoles, tu m’assistes et tu dors !… Tu ne sais rien de mon travail !

Arrivera pourtant le jour où j’aurai besoin de savoir comment te situer … besoin de soustraire à cette manœuvre fluctuante de l’espace et du temps… besoin de substituer peut-être à ta mélancolie cet ange dont j’ai rêvé : j’aurai alors tout loisir de palper tes ailes…je ferai de toi le beau désert d’un pôle… tu deviendras le lieu de mon aimantation ! chose parmi les choses, agrégat d’écritures… Ô silence enfoui dans la clameur des signes !

Enfant, réveille-toi… il faut partir !

ICARE (qui se réveille) :

Partir ? Tu as dit « partir » ? … Franchir ces murs ?… Dédale, par quelle déchirure ? J’étouffe ! Dans la débâcle de ces plumes, j’étouffe, tout me vient à rebours, tout m’étreint, tout m’entrave ! Des murs , je ne vois que des murs sous le poids des charpentes, je ne vois que des murs sous la pente des toits !

Ah partir ! sortir d’ici ! par la fissure du jour, comme d’une meurtrière, ah oui, comme d’une meurtrière, être la flèche, être l’abeille du jour ! Je vais, si je m’évade me disperser en l’air…

Que me veulent ces panneaux de bois, ces pierres inébranlables, cette boue qui m’englue les mains et les pieds ? Que me font ces cadavres ? Je veux être de plume, d’écaille ou de barbe légère… les machines des hommes ne sont que machination ridicule ! moi, je veux m’affranchir de tous vos procédés !

Aïe ! partir, d’ici-bas, sortir !… m’ébattre en l’air !

DEDALE:

Et moi, enfant, je t’affranchirai de moi-même… Je t’affranchirai d’une tendresse malheureuse qui t’épargne peut-être, mais qui tremble comme l’épervier dans le ciel… Ah oui, je t’affranchirai, mon fils de l’ombre que je fais sur toi !

Sur tout ce que je vois, sur tout ce que je fais, je propage mon ombre. Pour l’incubation de mon œuvre, mon ombre veille, mon ombre hante le sommeil hermétique des choses …

Mais toi, Icare, trop tôt venu parmi les anges, tu t’épuises à vouloir conjurer le sort !… Tu dévastes le champ de mon discernement… Tu t’agites et t’affoles… tu fais de ton intempérance un principe léger qui suffoque et s’altère au premier désarroi !

Viens, enfant… je veux avec toi m’évader de ce malheur terrestre !

ICARE:

J’étouffe, dans la débâcle de ces plumes, j’étouffe ! tout me vient à rebours, tout m’étreint, tout m’entrave… Je ne vois que des murs sous l’emprise des toits… je m’enlise dans l’ombre que tu portes, ô Dédale sur moi.

DEDALE:

Enfant, ne tremble pas… ne bouge pas… laisse-moi caresser tes cheveux… mais tu dors à nouveau….
et je veille toujours !

Ah, sortir d’ici !… Mais comment sortir d’ici, si ce n’est par le jeu toujours d’une machine ? et comment machine ne serait-elle pas déchet plus tard… épave abandonnée, fût- elle de plume, pour une définitive pollution de l’espace ? Quelle plume nous tiendrait au corps ? Il faudra les greffer ces plumes, les alimenter de mon sang… ou bien alors, elles ne seront plus que puissance usurpée et désespérément caduque !

Aujourd’hui, encombré de mon sort, harcelé d’un désir contraire, qui me tire par le haut, par le bas, je n’ai plus d’autre issue qu’en celle du délire… le délire de n’être rien, pour, réduit à ma seul essence, errer, vivant encore parmi la trace altérée de mes actes…

Oui, que je flotte par de-là moi-même, par de-là les remous de ma propre conscience… par de-là le ressac et le bruit des cavernes marines où Neptune ouvre ses évents …

Jaillir… jaillir hors de moi ! … être enfin le principe de ma dissipation !

Je veux connaître la frénésie de n’être rien… plus rien que bulle, aspirée par l’espace…. Un satellite bourré de tous les désirs du Monde… La fièvre d’essaimage en plein tumulte des passions !
 
ICARE:

Et moi, je les ferai exploser tes engins ! J’irai seul ! Je n’aurai de présence qu’en lumière… La voie lactée sera ma seule ivresse !

Sans ascendance ni descendance, hors pesanteur et hors d’atteinte, j’aurai débordé ta paternité, ô Dédale !

Tu me verras alors, tu me verras errer comme à l’envers du songe… Même à la Terre j’aurai tourné le dos !

En plein vol, quand se retournent les corbeaux, les yeux au ciel, je me retournerai…

Pour ne plus voir ton labyrinthe, je me retournerai… Ce labyrinthe laborieux, engendré pas à pas, dans l’intimité des choses, où tu n’as jamais fait qu’arpenter le malheur… plus jaloux de ta solitude que d’aucune autre règle !

Oui, la solitude Dédale, c’est ton chef-d’œuvre, et c’est ton fief : ni enfant , ni femme, ni disciple n’y trouva jamais place !

LE CORYPHEE:

Dédale eut un disciple, en effet, avant de connaître l’exil… C’était Talos, son neveu. Bien que jeune encore, il donnait déjà les signes d’un talent singulier . Géomètre, c’était l’homme au compas ! Mais le jour où, regardant la mâchoire d’un poisson, il inventa la scie, Dédale, soudainement jaloux, le précipita du haut de l’Acropole. Apollon, qui les tenait tous deux en haute estime, s’empressa d’intercepter la chute de Talos.

Avant qu’il n’eut touché terre, il le transforma en perdrix.

Et Talos-Perdrix, selon sa dérive elliptique et très pure, plonge encore aux cirques de lumière où vibre
comme une lyre, la présence éthérée d’Apollon.

C’est alors que Dédale fut à jamais banni de Grèce.

La Crète en ce temps-là aimait à suivre dans les nues les migrations des grues sauvages… Venant de loin, allant au loin, se plaignant au passage des rives étrangères qu’elles n’aborderaient plus, elles formaient en l’air, les grues d’Afrique, de vastes rondes palpitantes, comme à dessein d’appeler ceux qui, depuis l’enfance, aux jardins de Cnossos, ne rêvaient qu’aventures.

Mais il en fut parfois, percées de flèches qui durent payer tribut à la voracité du Minotaure.

En automne, des grues d’Afrique, au printemps des otages concédés par la Grèce, tel était le régime de ce Monstre d’état dont Minos, en secret, honorait le mystère.

C’est dire qu’à Cnossos, la profanation du labyrinthe et le meurtre de Minotaure, perpétré par Thésée, avaient changé le cours des choses …

LE CHŒUR: UNE VOIX:

D’un amas de plumes prises sur les charognes, au cœur du labyrinthe où Minotaure avait son antre, et d’un rayon d’abeilles, tu sais faire, ô Dédale, tu sais faire d’un geste , l’envergure d’une aile !

AUTRE VOIX:

Il t’a suffi d’un geste, car ta main, par divination de toute confusion tire une cohérence : elle résout les énigmes et capte les messages ; elle engendre l’envol des êtres et des choses…

Elle décolle des choses le spectre obstiné de leur ombre !

AUTRE VOIX:

Elle gagne par les airs l’allégeance des Dieux …
 
DEDALE:

Le Monde à travers moi aujourd’hui se délivre ! Comme l’oiseau change sa plume et le serpent sa peau, le Monde sous ma main renouvelle sa gloire !

Sur l’accumulation des sables millénaires, sur la mémoire des temples et le charroi des ruines, j’inaugure le rite d’une instance nouvelle : je sépare du temps l’espace et désintègre le présent…

J’ouvre sur le chaos mes ailes… Ouvre tes ailes Icare,… abandonne ton ombre aux désastres d’en-bas !
 
LE CORYPHEE:

Tu t’agites, Maître d’œuvre !… A ton tour tu entres dans l’activité du songe !…

Il ne te suffit pas d’avoir conçu ce tabernacle de l’horreur, cet objet de luxure, affreux Dédale… il ne te suffit pas d’avoir conçu ce labyrinthe de Cnossos où cacher l’enfant-monstre de ton horrible simulacre, non ! aucune matière, aucune chair ne peut se refermer sur toi, aucun temple !

Ta solitude forcenée va maintenant s’aliéner l’espace !… Et tu vas de l’espace faire le champ d’essai de nouvelles machines ! La fureur de faire, tu l’appelles délire, a repris possession de ton âme : tu t’agites à ton tour , Maître d’œuvre !… et maintenant tu voles !

AUTRE VOIX: Eurydice, au fond du gouffre écoutait les clameurs d’Orphée…

AUTRE VOIX: Comme Pasiphaé, parmi l’écume écoutait les taureaux de Neptune…

AUTRE VOIX: Et toi Dédale, au bord du ciel, tu écoutes du vent les brusques invectives …

AUTRE VOIX: Tu risques par les airs d’improbables portances… Tu t’allèges déjà de notre aimantation terrestre !

AUTRE VOIX: Si tu planes Dédale, c’est qu’affranchi de nos tourments, tu poursuis tes chimères … Tu planes et restes seul ! Tu couvres de ton ombre élargie par l’envol une plus vaste mélancolie du monde… Et ton ombre, en vastes retombées couvre nos paysages… elle trouble nos consciences et brouille notre écoute … Sous l’empire de ton ombre le présent se rétracte et le temps s’amenuise … l’espace se replie sur de plus durs noyaux… il s’enkyste !

AUTRE VOIX: Ce mortier qui t’engluait les mains, c’était le Monde encore en son enfance… une aire marginale, une berge visqueuse où se régénérait notre besoin d’aimer ! Mais ton œuvre Dédale, chose faite, asséchée par l’esprit, parmi nous s’est éteinte comme météorite… Œuvre faite, arrêtée, protégée par l’ennui des hommes !

Elle n’aura plus droit de cité sur nos parvis ni sur nos champs de foire … Elle n’aura plus, sculpture dépouillée de ta barbarie, et n’aura plus machine affranchie de ton souffle qu’une vaine présence parmi les foules anonymes… Œuvre désamorcée, comme furent les bombes au musée de l’Apocalypse… Gardée à vue, émasculée, aseptisée par la Culture…

PASIPHAE: Les ruines, comme les dunes à la fin s’amoncellent… Sur les débris qui s’amoncellent, les ossuaires ou les remblais… sur le malheur amoncelé, tu t’allèges Dédale, tu planes… cependant que là-haut, écartelé comme une aigle baroque, Icare, incandescent se désintègre…

Tu planes et restes seul …Les yeux obstinément fixés sur l’ombilic de ce monde, tu tournes par les airs…

Tu tournes comme un vautour qui cherche pour son ombre une invisible proie…

Et moi, bordée de mer, telle une autre Sicile, j’attendrai sous la cendre, comme veille l’Etna, j’attendrai, insensible aux tumultes de l’air, j’attendrai l’irruption terrible du futur…
 
DEDALE:

Séquelles ! Je laboure des séquelles… Je vis au cœur de mes déchets !

Pour avoir répondu aux suppliques des hommes je partage leur sort, je partage le tort de les avoir aimés…

Par ma faute la Terre, la Mer, le Ciel… l’Univers entier s’encrasse et se mutile…

Or les hommes sont là qui me pressent d’agir…Des hommes intrépides qui convoitent les Astres ! Ils me somment aujourd’hui de les conduire plus loin, plus haut, toujours plus haut… vers cet ailleurs inconcevable où s’abîment les cieux …

Plus rien ne les anime que le goût du vertige !

Un ordre virtuel de mirage en mirage occulte le réel

Les capsules et les sondes se disputent la gloire de leurs nouveaux trophées… Cependant qu’ici- bas les robots en faillite encombrent le marché gigantesque des villes…

L’Espace n’a plus de bornes et la Terre n’a plus d’axe…

Vertical, désormais l’horizon n’a plus d’âme…

L'Amour n’a plus d’emploi !

Les Dieux se taisent...

Alors, sans attendre l’aval d’aucun autre Titan, laissant aux intégristes les scories de leurs mythes, j’en appelle au destin sublime qui les hante : l’exploration du vide !

En dépit des trous noirs et des météorites qui dispersent les anges, je vais bâtir enfin ma propre sépulture : un labyrinthe  sidéral où je saurai, comme les Dieux, à tout jamais me taire !

LE CORYPHEE:

Dédale, taciturne ! Tu arpentes aujourd’hui une autre solitude… Mais quand tu changeais de patrie ton âme était la même… et les hasards te récupèrent …

Le monde est sans issue Dédale !… le monde est sans issue ! … Seule y règne l’angoisse de lui
appartenir !

Les amours, la beauté, le talent, tout ce que nos désirs engrangeaient d’illusions, à la fin se consume comme un nid d’aromates…Et nul n’aura connu, sinon Phénix, le bonheur de survivre aux festins du Soleil !

Berrias le 17 avril 2008