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Du droit et du devoir des peuples
à se nourrir eux-mêmes
Pierre Rabhi, vice-président de Kokopelli
Il ne sert à rien de reprendre encore une fois la litanie des menaces écologiques prévisibles et imprévisibles qui pèsent sur l’avenir à court, moyen ou long terme. L’ambiance d’appréhension que suscitent ces menaces, qui se confirment très objectivement, est peut-être salutaire, mais il est navrant de constater que notre espèce dotée en principe de conscience, d’entendement, et d’un libre-arbitre, ne soit pas capable d’un discernement élémentaire pour inspirer son comportement et lui éviter les dérives dont elle déplore, à posteriori, les conséquences désastreuses.
Ce n’est pourtant pas faute de consciences éveillées qui, tout au long de l’histoire, ont mis en garde l’humanité contre les transgressions majeures. Mais il semble que l’écoute soit sélective et que tout ce qui risque de remettre en question l’idéologie du temps-argent, de l’avidité illimitée, déguisée en principe économique, et de la productivité à outrance ne soit pas le bienvenu. C’est ainsi que la communauté planétaire tout entière est aujourd’hui plus que jamais confrontée à une sorte de traquenard, à une immense déconvenue.
Chaque jour, les informations nous informent au point que cela fait partie des consommations quotidiennes du citoyen planétaire. Le tout se fait dans une ambiance de fatalité ou d’apathie incurable. Pour résumer la situation, on pourrait dire que les humains continuent à s’infliger mutuellement toutes les souffrances possibles et continuent de mettre au service de la violence leur créativité technologique et d’immenses moyens financiers. Surabondance et gaspillage cohabitent avec indigence, pénuries et famines. L’anthropophagie structurelle ne cesse de se renforcer sous la forme d’une guerre économique mondiale et radicale.
L’autre dérive dont la finalité risque de mener à l’éradication de l’espèce, concerne la lutte que mène le genre humain contre la nature. Faut-il incriminer la civilisation “hors-sol” qui, en éloignant la société de la nature, a du même coup réduit sa vision en confinant les corps et les esprits dans une sorte d’enclave exiguë au coeur d’un réel si vaste qui l’angoisse. La nature semble faire peur par sa complexité qui n’est pas réductible à des phrases, aussi cultivées soient-elles, ou à des équations simplificatrices. Elle est comme incompatible avec l’esprit mécaniste qui fragmente la réalité unitaire dans la diversité et le principe de la combustion, sur lequel toute la civilisation moderne est fondée et qui l’a rendue si vulnérable, comme on en fait aujourd’hui le constat très inquiétant.
Tous les événements et les mutations du monde d’aujourd’hui se font sur une biosphère dont on exige tous les biens possibles mais sans gratitude, et sans en prendre soin, puisque le bipède s’est autoproclamé souverain absolu. Les réflexes d’accaparement, d’accumulation, de spoliation, de destruction sont à l’œuvre, servis trop souvent par une science obscurantiste qui, plus que toute autre activité humaine, a le pouvoir de leurrer les foules puisqu’elle est par définition la discipline sensée garantir la validité et le bien fondé de toutes les activités humaines. Elle est celle qui lie ou qui délie; ses verdicts sont irrévocables puisqu’elle s’attribue le magistère d’une clairvoyance affranchie de toutes les ignorances. Ces constats nous contraignent à réserver notre déférence non à la science mais au scientifique dont la conscience fait obligation de liberté à l’égard de tout ce qui porte atteinte à une éthique plus que jamais indispensable dans un monde où l’argent domine tout au risque de tous les préjudices infligés à l’humain et à la nature.
Ainsi, pour prendre un exemple crucial au cœur du débat d’aujourd’hui, les OGM proposés comme solution au problème de la faim dans le monde, et de la sécurité alimentaire en général, transforment tous les opposants à cette option, pourtant absurde, en superstitieux. Et l’on évoque, pour justifier l’obstination à imposer des innovations douteuses, les comportements antérieurs contre des propositions qui se sont révélées positives une fois la peur dissipée. Cela occulte toutes les appréhensions qui se sont révélées justifiées : l’amiante, les pesticides, les nitrates dans les sols, le talc morange, le dentifrice à l’hexachlorophene, etc.
La liste est longue des craintes qui se sont révélées totalement fondées. Mais tout cela n’arrête pas la machine à produire, à endoctriner et à cloner les esprits pour obtenir sans cesse du consentement des foules dans une ambiance de divertissement de masse, de manipulation mentale à grande échelle. Ajouté au souci du quotidien, cela ne laisse aucun espace à l’esprit et à la pensée pour exercer la fonction qui leur incombe, à savoir réfléchir, choisir, agir librement en toute connaissance et conscience.
Dans cette nébuleuse d’incohérence généralisée, même la problématique alimentaire qui ne concerne rien moins que la survie physique de chaque citoyenne et citoyen, sans aucune exception, et dès leur conception, est banalisée. Celle-ci est comme usurpée par la confrérie internationale du lucre et du profit sans limites et sans âme. Les conditions pour cette confiscation sont d’autant plus favorables que l’urbanisation concentre des êtres humains très nombreux qui nécessitent une nourriture abondante sans qu’ils ne participent à la produire. Cette fonction est réservée à un nombre de plus en plus restreints d’industriels de la terre qui contribuent à l’élimination graduelle et planifiée des petits paysans dans le monde en général et en occident en particulier.
Ainsi, la friche est en extension et l’espace rural se désertifie faute de ses intendants traditionnels. Dans les années 80, un camion de tomates a quitté l’Espagne pour livrer en Hollande. Un autre camion de tomates a quitté la Hollande pour livrer en Espagne. Hasard ou signe du Ciel ? Les deux camions se sont percutés dans la Vallée du Rhône et les tomates hollando-espagnoles ont ainsi pu faire connaissance ! Cette sorte de message est d’autant plus fort qu’il met en évidence, par la dérision, l’inintelligence d’un comportement qui s’estime d’autant plus rationnel qu’il a l’art de complexifier la simplicité.
Rien ne voyage plus que la nourriture du tiers nanti. Ainsi, le consommateur va acquérir des denrées anonymes qui auront fait le tour du monde avant de transiter clandestinement par son estomac alors que des denrées dûment identifiées, traçabilisées, pourraient être produites sainement, sur son territoire de proximité, au moment opportun pour son équilibre physiologique. L’énergie économisée, le moindre encombrement des routes et les nuisances évitées, le travail fourni aux petits producteurs locaux constitueraient des avantages économiques, écologiques et humains, dignes d’une option politique intelligente. Mais peut-on encore espérer de l’intelligence lorsque la loi du marché domine et inspire jusqu’à l’aménagement du territoire et une politique foncière subordonnée à la seule spéculation qui met en danger les biens communs les plus vitaux au grand détriment des générations à venir.
Après la millénaire civilisation agraire qui maintenait les humains proches de leur source de vie, la civilisation vouée au principe minéral (la matière morte !) les en a éloignés. C’est la raison pour laquelle la terre nourricière est l’élément le plus méprisé et ignoré de la grande majorité de la communauté scientifique, des intellectuels, des politiques, des artistes, des religieux, du peuple en général.
Pourtant, la terre nourricière est le principe premier sans lequel rien d’autre n’est possible. Il devrait par conséquent faire légitimement l’objet de la vigilance et de la protection de tous. Etrange et dangereuse ignorance au sein d’une société surinformée sur tout sauf sur l’essentiel. Ainsi, la terre, organisme vivant, à laquelle nous devons la vie et survie, est-elle livrée comme une courtisane aux gagneurs d’argent et à l’inconséquence de l’industrie qui détériore son intégrité en la réduisant à un substrat destiné à recevoir des produits chimiques et des pesticides de synthèse dont les conséquences négatives sur la santé publique ne sont plus à démontrer.
Une agriculture qui ne peut produire sans détruire porte en elle les germes de sa propre destruction. Le temps est déjà venu où, au moment des repas, plutôt que de se souhaiter bon appétit, mieux vaut se souhaiter bonne chance.
Ce que les citoyens ignorent également, c’est que parallèlement aux menaces climatiques, un tsunami alimentaire mondial est de plus en plus probable.
Il n’est pas nécessaire de consulter les oracles pour vérifier cette hypothèse. Il suffit de réunir divers paramètres concernant cette problématique, malheureusement dans une conjonction et une concordance négatives, pour le comprendre ou ne pas vouloir le comprendre.
1) L’érosion accélérée des sols par l’eau, le vent et les pratiques aratoires inconsidérées qui compactent et asphyxient les sols, et un machinisme de plus en plus violent.
2) La destruction des métabolismes naturels de la terre arable par l’agrochimie, avec les conséquences qui en découlent directement : pollution des eaux, des environnements naturels, atteinte à la santé publique.
3) La perte considérable d’une biodiversité végétale et animale sauvage et domestique, patrimoine vital de l’humanité, constitué depuis 10 à 12 000 ans, tout au long de la prodigieuse épopée de l’agriculture.
4) Les manipulations génétiques aveugles, le brevetage et la privatisation du vivant qui détroussent les peuples de leur patrimoine génétique millénaire pour les rendre dépendants de semences non reproductibles et aux conséquences sur la santé et l’environnement mis en évidence par des tests scientifiques rigoureux.
5) L’élimination des paysans, qui ont toujours entretenu sur l’ensemble des territoires une alimentation diversifiée, au profit de macrostructures de production, de transformation et de transports incessants, aggravant ainsi considérablement la dépendance des populations à l’égard d’un système aléatoire et arbitraire. Le moindre obstacle à l’acheminement ou à la production se traduisant par un déficit instantané compte tenu des stocks inexistants.
6) La folie des carburants végétaux qui se prépare à faire de la terre nourricière, dont le magnifique magistère est de nourrir l’humanité, une pourvoyeuse de combustible pour entretenir la frénésie de la mobilité à tout prix; la raréfaction et la cherté du pétrole auront fatalement une incidence sur la production et pénaliseront plus particulièrement l’agriculture du tiers monde, compte tenu de l’équation 3 tonnes de pétrole pour 1 tonne d’engrais.
7) La surconsommation de protéines animales, sur le ratio 12 protéines végétales pour une protéine animale, qui mobilise des superficies de terre importantes affectées à l’alimentation animale. Par ailleurs, quels que soient les choix alimentaires (végétariens ou non), la condition qui est faite aux animaux, considérés soit comme des masses de protéines ou des machines à produire des protéines, est intolérable. Cette condition est indigne d’une société qui se prétend évoluée. Des expériences d’animaux élevés à l’air libre et à l’herbe se sont révélées très pertinentes et intelligentes.
8) Les changements climatiques ajoutent à tous ces paramètres, pour la plupart réformables si nous en avons la volonté, des facteurs imprévisibles sur lesquels les humains n’ont aucune maîtrise. Des phénomènes tels que sécheresse aiguë, inondation, élévation ou baisse anormale de températures ont déjà lieu dans le temps immédiat. Et il n’est pas superstitieux de penser qu’ils peuvent atteindre des amplitudes cataclysmiques et faire que nos projets n’aient pas de lendemains. Il semble, en effet, que nous entrons dans une ère où l’homme planifiera et la nature décidera et mettra des limites. Contrairement à une illusion entretenue pour nous rassurer, nous ne dominons pas la nature. Comprendre et intégrer cette évidence est une preuve de réalisme, de lucidité et d’intelligence
En guise de conclusion...
Si ces quelques considérations sont justes, elles doivent logiquement inspirer des solutions pour éviter le pire. Et le pire serait, on l’aura compris, une crise alimentaire mondiale de grande envergure.
Cette crise est déjà une réalité douloureuse sur la planète. Son extension aux pays nantis semble impossible, et cette certitude est très dangereuse. Il ne peut y avoir d’avenir alimentaire fiable sans une politique fondée sur la répartition de la production sur l’ensemble des territoires. L’omniprésence d’une nourriture saine et abondante, son accès direct par tous les citoyens, dans la plus grande proximité et sans les transferts et transports incessants, relèvent du bon sens le plus élémentaire. Cette disposition doit faire partie des grandes options nationales et internationales.
Produire et consommer localement tout en échangeant la rareté devrait être un slogan universel: pour cela, une politique foncière considérant la terre nourricière, l’eau, les semences, les savoirs, les savoir faire comme bien commun inaliénable doit être établie.
En attendant ces dispositions inspirées par un réalisme élémentaire, cultiver son jardin quand cela est possible, devient, au-delà d’une activité alimentaire, un acte politique et de légitime résistance à une logique de monopole fondée sur des critères strictement lucratifs et aléatoires.
Un nouvel inventaire des ressources est à faire. Et toutes les actions de sauvegarde, de réhabilitation, et de propagation des ressources absolument vitales devraient être soutenues et considérées comme actes civiques. En effet, au-delà des considérations marchandes, elles ont pour souci la survie du genre humain, avec les moyens que ce genre humain a édifié depuis les origines. Les ressources font donc partie du patrimoine de l’humanité d’hier, d’aujourd’hui et de demain, et ne peuvent être ruinées, confisquées ou occultées sans préjudice matériel et moral infligé à toute l’humanité. Tels sont en tout cas les fondements de notre engagement et de notre insurrection de conscience pacifique et déterminée.
Pierre Rabhi, vice-président de Kokopelli
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