La guerre et le "pic pétrolier"
Confessions d'un "ex-croyant"
de la théorie du pic pétrolier
William Engdahl
Traduction de Dany Quirion pour Alter Info . Révisé par Nicolas Gourio pour Mondialisation.ca.
William Engdhal est Spécialiste de Géopolitique et de Géoéconomique: il écrit dans de nombreuses revues et publications, fait des conférence et est consultant en économie. Il est l'auteur de l'ouvrage "Pétrole, une guerre d'un siècle : l'ordre mondial anglo-américain" et de l'ouvrage "OGM semences de destruction: l'arme de la faim" aux Editions J. C. Godefroy.
La bonne nouvelle est que les scénarios catastrophe qui annoncent une pénurie de pétrole imminente sont erronés. La mauvaise nouvelle est que le prix du pétrole va continuer à augmenter. Le pic pétrolier n'est pas notre problème, contrairement à la politique. Les grandes compagnies pétrolières veulent maintenir le prix du pétrole élevé, et Dick Cheney et ses amis sont tout aussi disposés à les aider.
J'effectue des recherches personnelles sur les questions pétrolières depuis les premiers chocs pétroliers des années 70. En 2003, j'étais intrigué par quelque chose que l'on appelle la théorie du pic pétrolier. Cette théorie semblait expliquer la décision de Washington autrement inexplicable de tout risquer dans une agression militaire contre l'Irak.
Les défenseurs de la théorie du pic pétrolier, dirigés par l'ancien géologue Colin Campbell de British Petroleum et le banquier du Texas Matt Simmons, soutiennent que le monde fait face à une nouvelle crise, la fin de l'ère du pétrole bon marché, ou pic pétrolier absolu, qui devrait survenir d'ici 2012, voire 2007. Les réserves de pétrole seraient censées produire leurs dernières gouttes. La forte hausse des prix de l'essence et du pétrole, ainsi que le déclin de la production dans la Mer du Nord, en Alaska et dans d'autres gisements de pétrole, en seraient la preuve.
Selon Campbell, le fait qu'aucun nouveau gisement de taille comparable à ceux de la mer du Nord n'ait été découvert depuis la découverte desdits gisements en mer du Nord vers la fin des années 60, en est la preuve. D'après certaines informations, il serait même parvenu à convaincre l'Agence internationale de l'énergie et le gouvernement suédois. Cependant, cela ne prouve pas qu'il ait raison.
Fossiles intellectuels ?
L'école du pic pétrolier appuie sa théorie sur les manuels occidentaux conventionnels de géologie, la plupart écrits par des géologues états-uniens ou britanniques, qui affirment que le pétrole est un « combustible fossile », un résidu ou un détritus biologique des restes fossilisés de dinosaures ou peut-être d'algues, ce qui signifierait un produit existant en quantités finies. L'origine biologique est au cœur de la théorie du pic pétrolier, qui est utilisée pour expliquer pourquoi le pétrole n’est découvert que dans certaines régions du monde, où il a été géologiquement emprisonné il y a des millions d'années. Cela signifierait par exemple que les restes de dinosaures morts ont commencé à être compressés et qu'au cours d'une période de 10 millions d'années, ils se seraient fossilisés et auraient été emprisonnés dans des réservoirs souterrains, situés à peut-être 1 ou 2 km sous la surface terrestre. Dans de rares cas, ainsi le veut la théorie, d’énormes quantités de matière biologique devraient avoir été emprisonnées dans des formations rocheuses situées dans les hauts-fonds océaniques, comme le golfe du Mexique, la mer du Nord ou le golfe de Guinée. La géologie devrait se contenter de localiser l'endroit où ces poches appelées réservoirs situées dans les couches géologiques se trouvent à l'intérieur de bassins sédimentaires spécifiques.
Une théorie complètement différente sur la formation du pétrole est apparue en Russie au début des années 50. Cette théorie demeure pratiquement inconnue en Occident. Elle affirme que la théorie conventionnelle états-unienne sur les origines biologiques est une absurdité non scientifique qui demeure improuvable. Ils indiquent que les géologues occidentaux ont prévu à plusieurs reprises la fin du pétrole au cours du siècle dernier, tout en continuant d’en découvrir toujours plus.
Cette explication sur les origines du pétrole et du gaz n'existe pas uniquement dans la théorie. L'émergence de la Russie - et avant elle de l'URSS - en tant que plus grand producteur au monde de pétrole et de gaz naturel repose sur la mise en pratique de cette théorie. Les conséquences géopolitiques qui en résultent sont de grande envergure.
Nécessité est mère d'invention
Dans les années 50, le voile du rideau de fer isolait l'Union Soviétique de l’Occident. La Guerre Froide battait son plein et l’URSS avait peu de pétrole pour faire tourner son économie. La découverte de grandes quantités de pétrole sur son territoire était une priorité de sécurité nationale émanant des hautes autorités.
Vers la fin des années 40, les scientifiques de l'Institut de physique de la terre de l'Académie russe des sciences et ceux de l'Institut des sciences géologiques de l'Académie ukrainienne des sciences commencèrent à mener une enquête fondamentale : d'où provient le pétrole ?
En 1956, le professeur Vladimir Porfir'yev présentait leurs conclusions : « Le pétrole brut et le gaz naturel n'ont aucun relation intrinsèque avec la matière biologique près de la surface de la terre. Ce sont des matériaux primitifs qui ont jailli des profondeurs abyssales. » Les géologues soviétiques avaient ébranlé l’orthodoxie de la géologie occidentale. Ils nommèrent leur théorie sur les origines du pétrole « théorie abiotique » c'est-à-dire non biologique, pour la différencier de la théorie occidentale sur les origines biologiques.
S'ils avaient raison, les réserves de pétrole sur terre ne seraient limitées que par la quantité de constituants d'hydrocarbures présents dans les entrailles de la Terre au moment de sa formation. La disponibilité du pétrole dépendrait uniquement de la technologie pour forer des puits ultra profonds et pour explorer dans les régions intérieures de la terre. Ils ont également réalisé que d'anciens gisements pourraient être restaurés et continuer à produire, à la manière de gisements qui se rempliraient à nouveau par eux-mêmes. Ils affirmaient que le pétrole se forme dans les profondeurs de la terre, dans des conditions de très haute température et sous de très hautes pressions, comparables à celles requises pour la formation des diamants. « Le pétrole est une matière primitive d'origine abyssale, acheminée sous haute pression par l'intermédiaire d'éruptions « à froid » dans la croûte terrestre, » expliquait Porfir'yev. Son équipe a écarté l'idée que le pétrole était un résidu biologique de restes fossiles végétaux et animaux et considère cette idée comme un canular conçu pour perpétuer le mythe de l'approvisionnement limité.
Défier la géologie conventionnelle
L'approche scientifique radicalement différente des Russes et des Ukrainiens sur les origines du pétrole a permis à l'URSS de découvrir d'immenses gisements de gaz et de pétrole dans des régions précédemment jugées peu propices - selon les théories de prospection géologique occidentales - à la présence de pétrole. La nouvelle théorie sur le pétrole a été utilisée au début des années 90 pour rechercher du pétrole et du gaz dans le bassin Dnieper-Donets, région située entre la Russie et l'Ukraine et considérée pendant plus de quarante-cinq ans comme un bassin géologiquement stérile.
Suivant leur théorie abiotique sur les origines abyssales du pétrole, les géophysiciens et les chimistes pétroliers russes et ukrainiens ont commencé par une analyse détaillée du passé tectonique et de la structure géologique du sous-sol cristallin du bassin de Dnieper-Donets. Après des analyses tectoniques et des analyses de la structure profonde du secteur, ils ont mené des investigations géophysiques et géochimiques.
Un total de soixante et un puits a été foré, dont trente-sept étaient commercialement productifs, ce qui représentait un taux de succès d'exploration extrêmement impressionnant de près de 60%. La taille du champ découvert était comparable à celle du North Slope en Alaska. En revanche, le forage sauvage des États-Unis a été considéré un succès avec un taux de réussite de 10%. Neuf des dix puits sont pour ainsi dire « des trous secs. »
L'expertise géophysique russe permettant de trouver du pétrole et du gaz a été hermétiquement enveloppée dans le traditionnel voile soviétique de la sécurité d'état pendant l'ère de la Guerre Froide et elle est demeurée en grande partie inconnue des géophysiciens occidentaux, qui ont continué à enseigner les origines fossiles et par conséquent, les sévères limites des réserves de pétrole. Lentement, la rumeur que les géophysiciens russes pourraient être au courant de « quelque chose » d'une importance stratégique majeure commençait à faire son chemin auprès de quelques stratèges à l'intérieur et autour du Pentagone, bien après la guerre contre l'Irak de 2003.
Si la Russie possédait un savoir-faire scientifique dont les milieux géologiques occidentaux étaient privés, elle posséderait alors un atout stratégique aux conséquences géopolitiques majeures. Il n'y aurait rien d'étonnant à ce que Washington veuille ériger un « mur d'acier » constitué d’un réseau de bases militaires et de boucliers antimissiles autour de la Russie, afin de couper ses liens portuaires et ses oléoducs destinés à alimenter l'Europe de l'Ouest, la Chine et le reste de l'Eurasie. Le pire cauchemar de Halford Mackinder prenait forme : le développement des intérêts mutuels et de la coopération entre les principaux états d'Eurasie, poussés à la convergence par le besoin en pétrole, nécessaire au maintien de leur croissance économique. Ironiquement, ce sont les manoeuvres flagrantes des États-Unis pour s'emparer des vastes réserves de pétrole de l'Irak et éventuellement de l'Iran, qui catalysent cette coopération plus étroite entre les traditionnels ennemis eurasiens, la Chine et la Russie, et qui font prendre conscience à l'Europe de l'Ouest que ses options s'amenuisent.
Le King de la théorie du pic pétrolier
La théorie du pic pétrolier s’appuie sur un document publié en 1956 par feu Marion King Hubbert, un géologue du Texas qui travaillait pour la société Shell. Il affirmait que la production des puits de pétrole était semblable à la courbe d'une cloche et une fois que le « pic » était atteint, le déclin inévitable s’ensuivait. Selon ses prévisions, la production de pétrole aux États-Unis atteindrait son pic en 1970. En homme modeste, il nomma la courbe de production qu'il avait inventée la courbe de Hubbert, et son pic le pic de Hubbert. Lorsque le rendement de l'extraction de pétrole aux États-Unis commença à diminuer autour de 1970, Hubbert y gagna une certaine renommée.
Le seul problème est que le pic ne dépendait pas de l'épuisement de la ressource dans les gisements de pétrole des États-Unis. Il y eut un « pic » parce que Shell, Mobil, Texaco et les autres associés de Saudi Aramco inondèrent le marché des États-Unis avec des importations du Moyen-Orient très bon marché, exonérées de taxes douanières, à des prix si bas que plusieurs producteurs en sol de la Californie et du Texas ne pouvaient plus concurrencer et furent forcés de fermer leurs puits.
Le succès du Vietnam
Tandis que les multinationales pétrolières états-uniennes étaient occupées à contrôler les grands champs facilement accessibles de l'Arabie Saoudite, du Koweït, de l'Iran et des autres zones pétrolifères abondantes au cours des années 60, les Russes s'occupaient à tester leur théorie abiotique. Ils commencèrent à forer dans une région de la Sibérie considérée comme stérile. À cet endroit, ils exploitèrent onze gisements majeurs de pétrole et un champ géant, découverts grâce à leurs évaluations géologiques abyssales et abiotiques. Ils forèrent dans la roche cristalline du sous-sol et découvrirent des réserves d'or noir comparables à celle de North Slope en Alaska.
Par la suite, ils se rendirent au Vietnam dans les années 80 et offrirent de financer les coûts de forage pour démontrer que leur nouvelle théorie géologique fonctionnait. Au Vietnam, le gisement de pétrole offshore du Tigre Blanc, foré par la société russe Petrosov dans une roche basaltique à environ 5 km de profondeur, produisait 6 000 barils de pétrole par jour pour alimenter l'économie vietnamienne, affamée d'énergie. En URSS, les experts géologues russes abiotiques perfectionnèrent leurs connaissances et l'URSS devint le plus grand producteur de pétrole au monde vers le milieu des années 80. Peu en Occident comprirent pourquoi ou prirent la peine de se le demander.
Le Dr J.F. Kenney est l'un des rares géophysiciens occidentaux à avoir enseigné et travaillé en Russie, étudiant sous Vladilen Krayushkin, celui qui avait développé l'énorme bassin de Dnieper-Donets. Kenney m'a dit dans une récente entrevue que « d'avoir produit autant de pétrole que le seul champ de Ghawar (en Arabie Saoudite) jusqu'à aujourd'hui, aurait nécessité un cube de restes fossilisés de dinosaures, en supposant une transformation effective à 100%, mesurant environ 30 km de profondeur, de largeur et de hauteur. » En bref, une absurdité.
Les géologues occidentaux ne se donnent pas la peine de présenter la preuve scientifique des origines fossiles. Ils l'affirment simplement comme une sainte vérité. Les Russes ont produit des volumes de documents scientifiques, la plupart en russe. Les journaux occidentaux dominants n'ont aucun intérêt à publier une telle vision révolutionnaire. Après tout, de nombreuses carrières et professions universitaires sont en jeu.
Fermer la porte
L'arrestation en 2003 du russe Mikhail Khodorkovsky, de la société pétrolière Ioukos, a eu lieu juste avant qu'il ne puisse vendre une part majeure de Ioukos à Exxon Mobil à la suite d'un entretien privé entre Khodorkovsky et Dick Cheney. En obtenant cette participation dans Ioukos, Exxon aurait eu le contrôle de la plus grande équipe mondiale de géologues et d'ingénieurs spécialistes des techniques abiotiques de forage en profondeur.
Depuis 2003, le nombre de scientifiques russes prêts à partager leurs connaissances a nettement diminué. Selon des géophysiciens états-uniens [impliqués dans les négociations], les demandes de partage des connaissances faites au début des années 90 par les Etats-Unis et d’autres pays, ont été froidement rejetées.
Alors pourquoi une guerre à haut risque pour contrôler l'Irak ? Depuis maintenant un siècle, les grandes sociétés pétrolières US et leurs alliées occidentales ont la mainmise sur le pétrole mondial par l'intermédiaire du contrôle de l'Arabie Saoudite, du Koweït et du Nigéria. Aujourd'hui, en voyant les gisements géants de pétrole se tarir, les sociétés perçoivent les gisements de pétrole contrôlés par les gouvernements d'Irak et d'Iran comme la plus grande réserve de pétrole bon marché et facile [à exploiter] qui subsiste encore à ce jour. Avec la demande en pétrole croissante de la Chine et maintenant de l'Inde, le contrôle militaire rapide de ces réserves pétrolières au Moyen-Orient devient un impératif géopolitique pour les États-Unis. Le vice-président Dick Cheney est arrivé à son poste actuel via Halliburton Corporation, la plus grande société au monde de services géophysiques dans le domaine pétrolier. La seule menace potentielle à ce contrôle du pétrole par les États-Unis est justement représentée par la Russie et ses mégacorporations maintenant contrôlées par l'État. Hum !
Selon Kenney, les géophysiciens russes ont utilisé les théories du brillant scientifique allemand Alfred Wegener au moins 30 ans avant que les géologues occidentaux ne « découvrent » Wegener dans les années 60. En 1915, Wegener publiait une théorie novatrice, « La genèse des continents et des océans », qui suggérait qu’un super-continent unique, la « Pangée », existait il y a 200 millions d’années, et qu’il fut divisé par ce qu'il a appelé « la dérive des continents » pour donner naissance aux continents actuels.
Jusqu'aux années 60, les présumés scientifiques des États-Unis tels que le Dr Frank Press, alors conseiller scientifique de la Maison Blanche, traitaient Wegener de « fou. » A la fin des années 60, certains géologues furent forcés de ravaler leurs propos, alors que Wegener offrait la seule explication qui leur permit de découvrir les vastes ressources pétrolières de la Mer du Nord. Peut-être que dans quelques décennies, les géologues occidentaux repenseront leur mythologie sur les origines fossiles et se rendront compte de ce que les Russes connaissent depuis les années 50. Et pour l’instant, Moscou possède un atout énergétique majeur.
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