Trouvera-t-on des champignons
qui rendent la raison aux hommes?
Roger Heim
"... Mais, ne pourrait-on souhaiter également, dans l'époque de folie collective traversée par l'humanité, que quelque autre végétal soit bientôt découvert, qui nous puisse apporter le moyen de redonner aux hommes simplement la raison, qu'ils semblent avoir perdue."
Roger Heim (1900-1979) entra au Muséum d'Histoire Naturelle en 1927. Il y poursuivit ses travaux de mycologie. Il s'attaqua à l'étude de l'organisation de champignons dits supérieurs et songea à un travail d'ensemble sur la phylogénie, les affinités génériques et les limites des espèces chez les asidiomycètes. L'ouvrage qui constitue sa thèse de doctorat, soutenue en 1931, marqua un jalon dans l'histoire de la mycologie. Il est illustré de planches à l'aquarelle, dues à Roger Heim lui même, qui se révéla être un artiste de talent. Il insista sur les caractères olfactifs de la chair, liés à la présence d'huiles essentielles contenues dans un réseau dense de filaments. Pour lui, l'introduction de données biochimiques dans la systématique était une absolue nécessité.
Durant la guerre, il entre dans la Résistance. Il est dénoncé par un agent de la Gestapo et déporté à Buchenwald, puis à Mauthausen, et enfin au commando de Gusen. Il y subit 14 mois de tortures.
Dès 1945 il fut promu à la direction du Muséum qu'il garda 15 ans. Il y poursuivit ses recherches et établit un nouveau tableau de l'évolution des champignons, ou la continuité apparaît entre des formes jusqu'alors très dispersées. Il repartit pour de nouvelles missions à travers le monde et publia des études sur la systématique et la biologie des champignons des régions qu'il visita. Il consacra plusieurs mémoires aux rapports entre les termites et les champignons (ces derniers mettent le sol des termitières à profit pour développer leur mycélium). Ses recherches sur les champignons hallucinogènes sont encore plus originales. Après s'être rendu au Mexique, il isola les substances particulières qui donnent aux champignons leurs effets hallucinogènes : la psilocine et la psilocibine. Il publia un ouvrage sur ce sujet en 1958 : "Les champignons toxiques et hallucinogènes du Mexique".
Roger Heim était également un fervent défenseur de la nature. Il défendit la forêt de Fontainebleau, se battit pour les derniers Varans de Komodo et Oryx d'Arabie. Ce combat lui valut d'être nommé président de l'union internationale de la conservation de la nature, de 1954 à 1958.
C'est lui qui écrivit l'introduction de la traduction de l'ouvrage de Rachel Carson, Le Printemps Silencieux, le premier ouvrage à dénoncer l'emprise de la mafia de la chimie agricole et des pesticides. Il y écriva: « On arrête les “gangsters”, on tire sur les auteurs de “hold-up”, on guillotine les assassins, on fusille les despotes - ou prétendus tels - mais qui mettra en prison les empoisonneurs publics instillant chaque jour les produits que la chimie de synthèse livre à leurs profits et à leurs imprudences?»
Tout au long de sa vie, il reçut de nombreuses distinctions: Grand Officier de la Légion d'Honneur, titulaire de la Croix de Guerre 1939-1945 titulaire de la médaille pour la résistance, Commandeur des palmes académiques, Commandeur de l'Ordre des Arts et Lettres; Commandeur de l'Ordre du Mérite, Agricole ; Commandeur de plusieurs ordres du Japon, du Mexique, et de Républiques Africaines, Membre de l'Académie d'agriculture, de l'académie des sciences d'Outre Mer, de l'Académie d'architecture ; Membre d'honneur ou membre associé de toutes les sociétés scientifiques ou étrangères relevant des disciplines ou il était passé maître.
Il fut Président de l'Académie Nationale des Sciences.
L'article suivant fut rédigé au tout début de sa collaboration et de son amitié avec Gordon Wasson. Roger Heim travailla ensuite pendant encore de longues années avec les champignons magiques en les expérimentant sur lui-même.
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On sait quel étonnant savoir ont manifesté à l'égard des vertus de diverses plantes, depuis la plus haute antiquité, certains peuples d'Amérique et d'Asie, au premier rang desquels se placèrent les Chichimèques et les Aztèques. L'utilisation de végétaux à effets narcotiques, produisant des hallucinations et des rêves, dont les Indiens du Mexique et particulièrement les guérisseurs ou curanderos ont su largement tirer parti, a fait l'objet de relations et de descriptions depuis la conquête espagnole, mais c'est surtout dans ces dernières années que des informations précises sur le rôle de ces végétaux et la signification des cérémonies rituelles qui y étaient attachées ont pu être réunies. Anthropologistes, ethnologues, botanistes et chimistes ont apporté ainsi une contribution majeure à l'étude de toute une série de plantes narcotiques ou toxiques auxquelles se réfèrent les citations anciennes : le Sophora secundiflora ou folesolo, les graines du Rivea corymbosa ou ololinqui, plusieurs datura, et surtout le peyotl ou Lophophora williamsi dont la racine renferme une substance, que les chimistes ont appelée mescaline, aux propriétés hallucinogènes excep-tionnelles. Celles-ci se manifestent par des visions réjouissantes ou au contraire effroyables, qui durent deux ou trois jours. Les Chichimèques découvrirent les effets de cette plante dans le pays du dieu Mixcoatl et les estimèrent comme on peut apprécier le vin. « Ils s'assemblaient dans la plaine, dansaient nuit et jour, pleuraient abondamment et se purifiaient avec les larmes ruisselant sur leurs visages. » Ces pratiques avaient largement pénétré dans les murs des Mexicains bien avant l'arrivée de Cortès, selon tout le pays nahua, au nord de la vallée de Mexico. Une abondante bibliographie s'y réfère.
Au sud de cette ligne approximative de séparation, dans les pays Mazatèque et Zapotèque, des pratiques analogues étaient utilisées dans le même but grâce à un champignon aux propriétés pareillement narcotiques et hallucinatoires, appelé Teonanacatl, c'est-à-dire « la chair de Dieu ».
Les Aztèques possédaient leur champignon sacré de même que les Chichimèques connaissaient leur peyotl, et le parallélisme entre les effets des deux plantes était si curieux que des auteurs comme W. Safford, récemment encore, confondaient celles-ci sous le seul nom de l'échinocactus ou peyotl. Ce sont entre autres les travaux d'Evans Schultes qui montrèrent définitivement que cette convergence de propriétés cachait bien la nature respective de végétaux totalement différents, peyotl d'une part, teonanacatl d'autre part. Mais les vieux auteurs l'avaient déjà dit.
Le culte des champignons sacrés du Mexique remonte, en effet, à l'époque précolombienne et les premiers voyageurs espagnols rapportèrent, dès le seizième siècle, quelques indications fragmentaires sur l'usage, par des tribus d'Indiens, Mixtèques et Zapotèques, notamment de la région d'Oaxaca, de champignons dont les effets singuliers étaient utilisés par les devins au cours de cérémonies rituelles. C'est ainsi que F. Bernardina de Sahagun, Francisco Hernandez, Jacinto de la Serna, avaient signalé le pouvoir narcotique et enivrant du teonanacatl consommé cru ou sec, les hallucinations étranges, les rêves colorés, accompagnés d'hilarité, d'excitation, ou, au contraire, de torpeur, généralement de bien-être, que son ingestion provoquait, et le parti que tiraient de cet état, durant ces cérémonies, les sorciers aptes alors à dévoiler aux assistants l'avenir et aux volés le lieu de cachette des objets disparus.
En vérité, selon la quantité de champignons absorbée, les effets se manifestaient différemment. À petite do-se, ils étaient réputés comme exerçant une action thérapeutique, probablement antirhumatismale; à dose moyenne, ils suscitaient soit un rire inextinguible, soit d'extraordinaires hallucinations; à doses élevées, des symptômes d'intoxication, qui, répétés, pouvaient conduire à l'alliénation, voire au suicide. Ainsi Diego Duràn (1578) rappelle qu'en 1502, lors des fêtes du couronnement de Montezuma II, plus d'un Indien ayant consommé des quantités appréciables de teonanacatl succomba aux effets d'une folie dont l'aboutissement fut le suicide : « Une fois les sacrifices terminés et les marches du temple couvertes du sang humain, les spectateurs s'éloignèrent dans le but de manger des champignons crus; cela leur fit perdre les esprits, et, à la fin, ils étaient dans un état pire que s'ils avaient bu beaucoup de vin, à tel point enivrés et insensés que beaucoup se suicidèrent; et, grâce à ces champignons, découvraient l'avenir, et le diable leur parla en cet état. »
Bien entendu, l'Église espagnole essaya de déraciner de telles pratiques profanes que les Indiens, même ceux qui avaient embrassé le catholicisme, continuaient à suivre « en invoquant le démon ». Ainsi s'expliquent les altérations dont les cérémonies, de plus en plus secrètes, furent frappées, influencées par l'introduction du culte catholique et par les menaces des conquérants. Les réunions se déroulaient à l'intérieur d'une maison où un autel était dressé, auprès duquel le prêtre donnait aux fidèles le pulque (boisson alcoolique tirée de la fermentation de l'agave), tenant de l'autre main les teonanacatls; la con-sommation de ceux-ci ne tardait pas à faire tourner les têtes et à préparer le déroulement d'agapes dont les détails ne nous sont parvenus qu'incomplètement.
Depuis les relations des vieux au-teurs, les problèmes que posaient les effets de ces extraordinaires cham-pignons restent enveloppés d'un complet silence. Ce n'est que récemment, vers 1920, que plusieurs eth-nologues (R. J. Weitlaner, V. A. Reko, B. Bevan, J. B. Johnson) ont commencé à s'en préoccuper, et c'est à E. Schultes surtout que revient le mérite d'avoir pu retrouver sur place, chez les Mazatèques et les Chinantèques, les survivances des cérémonies pré-colombiennes. On sait par lui que les devins professionnels livrent, sous l'effet de la demi-conscience et de délire provoqué par le teonanacatl, des prédictions étonnantes et des conseils estimés, et qu'ils gagnent leur vie du fruit de cette activité professionnelle. On sait encore que les sensationnelles visions colorées obtenues après l'ingestion d'une quinzaine de champignons crus sont précédées d' « explosions émotionnelles non contrôlées » et d'hilarité, et qu'elles peuvent faire place à un empoisonnement grave, puis à une démence permanente si la dose atteint une cinquantaine de réceptacles.
Enfin, Schultes a identifié le champignon à un panaeolus à large distribution géographique, le Panaeolus sphinctrinus, croissant sur les bouses de vache dans les prairies de la zone tempérée, en Europe surtout, et venant donc également dans les pâtures des hautes montagnes du Mexique.
Mais cette troublante question n'allait pas tarder à s'enrichir de données nouvelles.
C'est en 1952 que mon ami, M. R. Gordon Wasson, de New-York, qui rédigeait alors le manuscrit d'un ouvrage sur les origines des termes vernaculaires propres aux champi-gnons et sur le parti qu'on peut tirer de cette documentation dans l'étude comparée de certaines langues, s'intéressa spécialement au problème posé par le teonanacatl. Il fut amené ainsi, en compagnie de sa femme, le Dr Valentina Pavlovna Wasson, et de sa fille, à organiser plusieurs expéditions chez les Indiens du Mexique dans l'espoir de réunir de nouveaux documents sur ce passionnant problème; en août 1953, M. et Mme G. Wasson assistèrent aux rites divina-toires en pays Mazatèque; en juin 1954, M. Wasson pénétrait chez les Mijes, où il découvrait des pratiques quelque peu différentes; en juin 1955, avec sa femme, revenus en pays Mazatèque, ils éprouvaient eux-mê-mes, provoqués par l'absorption des champignons sacrés, les manifestations hallucinatoires extraordinaires qu'ils décrivent en détail dans leur remarquable ouvrage, actuellement sous presse. Prolongeant leurs investigations en pays zapotèque, ils assistaient à de nouvelles réunions rituelles à partir d'autres champi-gnons, dont l'un porte le nom de pluie de barda, c'est-à-dire « narcotique de la couronne d'épines de Jésus-Christ .» Enfin, en 1955 encore, M. Wasson réunissait quelques données sur l'usage de ces champignons, au coeur même de la contrée des Aztèques, sur les flancs du grand volcan, le Popocatepetl. D'autre part, il accumulait sur les cérémonies auxquelles donnaient lieu les effets hallucinogènes du teonanacatl une abondante biographie.
Après un voyage entrepris en Amérique centrale et au Mexique, en 1952, à une époque malheureusement peu favorable à la poussée fongique, je n'avais pu me joindre aux voyages de M. et Mme Wasson, mais ceux-ci voulurent bien m'adresser l'ensemble des matériaux mycologiques qu'ils avaient recueillis au cours de leurs cinq expéditions, en vue de leur détermination. Le dépouillement de ces échantillons m'a conduit à des identifications qui montrent toute l'ampleur et la complexité des pro-blèmes scientifiques posés par l'existence et l'usage des champi-gnons divinatoires mexicains.
M. et Mme Wasson livreront sous peu la primeur de la relation sensationnelle des effets que les teona-nacatls leur ont fait éprouver et dont leur livre fournira l'exceptionnelle traduction : pour la première fois des Blancs participaient à cette action eet en confirmaient définitivement les symptômes. Je me contenterai aujourd'hui de résumer les observations auxquelles m'a conduit l'étude des matériaux rapportés par les voyages de V. et G. Wasson, telles que je les ai récemment exposées à l'académie des Sciences.
Tout d'abord, il est inexact de dire que le seul champignon sacré des Aztèques est un panaeolus. L'ensemble des champignons à effets divinatoires englobe en vérité une dizaine d'espèces différentes parmi lesquelles deux panaeolus. Sur les propriétés de ce genre d'agarics, on possède depuis longtemps plusieurs brèves et très incomplètes informations. L'une d'elles s'applique à l'ingestion acciden-telle de panaeolus par un Londonien qui les avait recueillis à Hyde Park, les confondant avec une espèce comestible; il en résulta un état d'ivresse et de déficience, accompagnée d'effets narcotiques et d'une amnésie momentanée : « Il donnait l'impression d'éprouver une grande anxiété, se tenait à peine debout et tanguait comme un homme ivre. » On connaît, d'ailleurs, les symptômes d'une ivresse bien particulière, produite par l'amanite-tue-mouches - que j'ai moi-même expérimentalement éprouvée autrefois - et qui conduit à ce qu'on a appelé la folie muscarinienne, caractérisée par une excitation joyeuse se prolongeant, dit-on, par des manifestations érotiques qu'utilisent certaines tribus du Kamtchatka et du Tibet, au cours de cérémonies collectives. Mais l'effet attribué à la muscarine est bien distinct de celui que produisent les panaeolus. De même, nous avons signalé l'action prétendue d'un champignon malgache produisant une excitation hilarante. Ces quelques données conduisent à penser que les champignons à pouvoir hallucinatoire ne sont pas localisés au Mexique, mais nulle part ailleurs ils n'ont donné lieu aux cérémonies dont ce pays reste le théâtre.
Des documents envoyés par M. Gordon Wasson, nous avons tiré la caractérisation de neuf espèces hal-lucinogènes d'agarics - ou champignons à lamelles - appartenant à quatre genres différents : conocybe, stropharia, psilocybe et panaeolus. Il est remarquable que ces quatre groupes génériques, quoique dis-tincts, présentent des affinités naturelles. Parmi ces champignons, c'est le genre psilocybe qui jour sans doute le rôle essentiel, et c'est à l'une des espèces de ce genre que se rattachent les visions étonnantes ressenties par M. et Mme Wasson, au cours des cérémonies rituelles et nocturnes en pays mazatèque, et les prédictions, confirmées par les événements et peut-être le hasard, qu'un devin mazatèque livra à la famille Wasson en 1954. L'ouvrage de M. et Mme Wasson relatera en détail tous ces faits et analysera les sensations colorées ressenties, qui leur font dire « que le corps semblait avoir été vidé de son âme et celle-ci transférée en un point flottant de l'espace comme une gousse vidée de son contenu ».
Ainsi les expéditions de M. et Mme Wasson et l'étude des matériaux qu'ils ont recueillis, qu'ils ont bien voulu nous envoyer, et que nous avons étudiés, conduisent à des remarques d'un haut intérêt au point de vue psychique, médical, ethnologique et mycologique. Nous ignorons si l'ex-pédition prochaine que nous devons entreprendre avec M. Gordon Wasson conduira à de nouvelles sources de recherches, mais on peut déjà affirmer que des champignons, main-tenant caractérisés, déterminent, par leur ingestion à l'état cru ou sec, des symptômes qui peuvent aboutir à un état extrême d'ivresse conduisant à une folie momentanée. Ces faits se révèlent au moment où chimistes et psychiatres se préoccupent de l'origine même de certains cas de folie et de la nature des substances sécrétées par l'organisme humain, qui pourraient les provoquer. Il est donc normal qu'on ait pensé à rechercher d'autres produits susceptibles de neutraliser l'action de ces corps à pouvoir démentiel et de tenter par cette voie de guérir des cas de folie.
Il n'est pas exclu que les champignons hallucinatoires mexicains, dont nous avons réuni, pour trois espèces, au Muséum d'histoire naturelle de Paris, la culture vivante en milieu artificiel à partir des spores, et obtenu la fructification au laboratoire, apportent bientôt leur concours à ces problèmes nouveaux posés par la médecine et la pharmacodynamie.
Mais, ne pourrait-on souhaiter également, dans l'époque de folie collective traversée par l'humanité, que quelque autre végétal soit bientôt découvert, qui nous puisse apporter le moyen de redonner aux hommes simplement la raison, qu'ils semblent avoir perdue.
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