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À l'ère de la Connaissance et des Marchés

La fin des Paysans de l'Inde

Devinder Sharma

Les Champs de la Mort de l'Inde

Les sonnettes d'alarme se font entendre depuis déjà longtemps. Pendant presque deux décennies, la production agricole a plus ou moins stagné, puis elle a amorcé son déclin. Les connexions vitales entre la production agricole et l'accès à la nourriture étant ignorées – la priorité  étant donnée à la transformation des produits agricoles liée aux investissements étrangers et aux exports – cette situation était inévitable.

Plus de 150 000 paysans ont choisi le suicide, depuis 1993, pour échapper à l'humiliation de l'endettement sans cesse croissant et la liste s’allonge de jour en  jour: c'est probablement la pire tragédie humaine qui ait frappé l’Inde depuis son indépendance. Toutes les heures, deux paysans se suicident quelque part en Inde.

Si l'on en croit une étude gouvernementale, presque 40 % des paysans de l'Inde souhaiteraient arrêter l'agriculture s'ils en avaient la possibilité.

Cette situation prévaut alors qu'une technologie très largement basée sur les produits chimiques a déjà totalement saccagé les sols et asphyxié les terres, de par des cultures gourmandes en eau (hybrides F1 et coton Bt) asséchant les nappes souterraines, et alors que les marchés ont failli à sauver les paysans de l'effondrement des systèmes agricoles. Et il est tragique que le coût humain ne soit porté que par les paysans. Dans l'état du Punjab, en première ligne agricole, 108 zones de développement sur 138 ont déjà été déclarées sinistrées. Le niveau d'exploitation des nappes phréatiques y représente plus de 98 % (le seuil critique étant fixé à 80 %), 6 des 12 districts de l'État ayant enregistré une utilisation de 100 %.

Le Bureau National des Etudes du Sol et de l'Utilisation des Terres en Inde estime que presque 120 millions d'hectares sur un total cultivable de 142 millions d'hectares sont dans un état plus ou moins avancé de dégradation. La Révolution Verte était censée procurer au pays environ 58 millions d'hectares de terres supplémentaires et labourées pour produire plus de nourriture: en fait, c'est presque le double de terres agricoles qui a été dégradé et écologiquement dévasté, à des degrés divers, à cause de ses effets secondaires. En clair, la Révolution Verte a totalement saccagé les ressources naturelles.

La Révolution Verte n'a pas seulement viré à l'amertume mais aussi au sanglant. La vague montante de suicides prouve sans ambages que l'équation est complètement fausse.

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Quarante ans après le lancement de la Première Révolution Verte, l'agriculture Indienne affronte une crise sans précédent. Insouciante des prouesses destructrices de la technologie étrangère, dont l'impact se fait sentir dans tout le pays - chute drastique de la productivité, terres en proie à l’asphyxie, paysans chassés de l’agriculture - l'Inde se prépare maintenant à s’engouffrer dans la Seconde Révolution Verte.

Cette Seconde Révolution Verte est imposée au moment où les signes de l'effondrement de la Première Révolution Verte sont clairement visibles. Les ressources naturelles primordiales sont détruites dans les régions d'agriculture intensive et ce qu’il reste de terres cultivables témoigne de signes d'impacts environnementaux de seconde génération: la dévastation subie par l'agriculture se manifeste au travers d’une danse de la mort dont l’emballement est sans fin (voir l’encadré).

Pour comprendre les raisons qui se cachent derrière la terrible crise agricole actuelle, un partenariat Inde-USA pour la Recherche et l'Education Agricoles, d’un coût de 3,5 milliards de roupies, a été officiellement lancé par le président Bush à Hyderabad le 3 Mars 2006, ce qui aura pour effet d'amener l'agriculture Indienne sous le contrôle direct des corporations US. Si la Première Révolution Verte a été facilitée en Inde par l'introduction de subventions agricoles pour la recherche et l'éducation agricoles, la Seconde Révolution Verte est taillée sur mesure aux besoins de l’agrobusiness US.

L'année 2005 a vu la signature d'un accord sur la technologie agricole entre le premier ministre de l'Inde Manmohan Singh et le président des États-Unis George Bush. Durant sa visite aux USA, le premier ministre a déclaré, lors d'une séance du congrès US : « la Révolution Verte a arraché des millions de personnes à la pauvreté... Je suis très heureux d'annoncer que George Bush et moi-même avons décidé de lancer la seconde génération de collaboration, entre l'Inde et les USA, dans le domaine de l'agriculture. »

Les USA, qui ne pensent qu'à imposer leur technologie risquée et indésirable d'OGMs végétaux et animaux (et dont d'ailleurs quasiment personne ne veut sur la planète) voient en l'Inde un dépotoir aisé. Pour le Conseil Indien en Recherche Agricole (ICAR), qui contrôle l’éducation et la recherche agricoles du pays et dont les caisses sont vides, le partenariat Inde-USA "Knowledge Initiative"  est une manne inespérée. Il donnera l'occasion aux scientifiques de l'agriculture de justifier l'énorme investissement public Indien consacré à cet institut de recherche monolithique et agonisant.

Les propositions de recherche absorbent la majeure partie du financement dans la recherche biotechnologique dans le domaine des plantes et dans l'application de la technologie transgénique à la volaille et au bétail. Il est intéressant de constater que tout cela se déroulera sous la guidance des scientifiques US, qui recevront d’énormes salaires. La domination de l’agrobusiness US ne fait plus aucun doute lorsque l'on constate que la chaîne US de supermarchés géants Wal-Mart ainsi que Monsanto, la multinationale de la semence, participent au projet. En attribuant des fonds pour la valeur ajoutée, l'amélioration de la qualité et la sécurité alimentaire, le partenariat Inde-USA "Knowledge Initiative" a ouvert la porte aux géants de l'alimentaire tels que Wal-Mart ou Tesco.

La coopération technologique agricole indo-US est mise en place avant même d'avoir établi les raisons qui se cachent derrière la terrible crise agraire, qui résulte en grande partie de l’imposition de technologies étrangères qui détruisent l'environnement. Le gouvernement se lance dans une "seconde" Révolution Verte reposant sur de fausses promesses. Avant même que l'encre ne sèche sur l'accord de coopération technique, des sources indiquent que deux des multinationales américaines, Monsanto et Wal-Mart, ont déjà déclaré qu'elles n'étaient pas intéressées par la recherche et le développement, mais par le potentiel commercial offert par l’Inde.

Le processus étant facilité par le gouvernement, le business et l'industrie de l'Inde sont optimistes quant au potentiel de l'agriculture (en fait, celui de l'agrobusiness). Alors que les "réformes pour l'augmentation du revenu des paysans", sponsorisées par l'industrie, cherchent à puiser dans les énormes financements publics pour imposer une agriculture industrielle, le paysan abandonné survit en marginal. Les réformes agricoles ne sont pas destinées à ressusciter l'agriculture, mais à créer des profits pour l'industrie. Cela augmentera le taux de croissance agricole sans pour autant faire les investissements nécessaires, qu'ils soient politiques ou économiques, afin de mettre les paysans à l'abri de la crise actuelle.

Le prestige trompeur de l'agriculture industrielle va forcément aggraver la crise existante. La nouvelle technologie que les multinationales (et également le Conseil Indien pour la Recherche Agricole) ont prévu de mettre en place est tellement sophistiquée que la majorité des paysans resteront sur la touche. L'agriculture de précision, par exemple, reçoit un soutien budgétaire du gouvernement mais s'avère en décalage total avec la réalité du terrain. L'élimination de ce qui pourrait entraver la chaîne des produits alimentaires, en amendant la loi APMC, et l'élargissement de l'horizon du commerce futur, ne sont destinés en fait qu'à favoriser la nouvelle pléthore d'intermédiaires et de commerces.

Même aux USA, l'entrée des chaînes de magasins de détail dans le secteur agricole n'a fait que déplacer les profits vers une horde d'intermédiaires - détaillants, transformateurs, agences de certification, contrôleurs de qualité, etc. La marge bénéficiaire des paysans, sur les produits agricoles qu'ils vendent, n'est que de 4 % seulement. En 1990, elle était de 70 %. C'est la chaîne des intermédiaires qui s'octroie le reste des profits. Au Canada, le syndicat national des paysans a montré dans une étude comment les profits combinés des 70 détaillants et entreprises agroalimentaires se sont multipliés alors que les paysans n’ont vu s'accroître que leurs pertes. C’est ce même modèle qui arrive maintenant en Inde. De plus, les chaînes de commerce de détail ont expulsé du marché les petites entreprises. Au Royaume-Uni, par exemple, 75 % de la nourriture transformée est distribuée par seulement trois chaînes de détaillants.

En bonne logique, l'étude économique 2005-2006 envisage carrément d'abroger le prix minimum de vente (MSP) et le système de subventions. Ceci permettra aux détaillants d'acheter directement aux paysans. En d'autres mots, les paysans indiens devront à l'avenir affronter non seulement les caprices de la mousson mais également ceux du marché.

La stratégie commerciale qui est en préparation dans le monde agricole s'articule sur des réformes introduites au nom d'une accélération de la production alimentaire, et d'une minimisation des risques de fluctuations des prix qui menacent toujours les paysans. Que cette politique détruise les capacités de production des terres agricoles et mène à une marginalisation accrue des communautés de paysans n'a pas été pris en compte dans le processus de planification. L'incitation à  l’agriculture de contrat, aux transactions futures par le courtage agricole, à la location de terres, à la création de sociétés partageant les terres, à l'attribution de parcelles constructibles avec des jardins, à l'achat direct des produits de la ferme et à la mise en place de centrales d’achat spécialisées: tout cela n'empêchera pas la majeure partie des 600 millions de paysans de devoir quitter le monde agricole.

Dans un pays où les unités agricoles sont minuscules, le plus difficile est de rendre l'agriculture plus attractive pour ces petits paysans marginaux. Au même moment, dans les zones de Révolution Verte, qui comprennent le Punjab, l'Haryana, l’ouest de l'Uttar Pradesh, une partie de l’Andra Pradesh, le Tamil Nadu et le Karnataka, l'agriculture est confrontée à une crise sévère de durabilité. Ainsi, les états du Punjab et de l'Haryana se désertifient rapidement – les terres n’ont plus la capacité de maintenir les niveaux de production connus au plus fort de la Révolution Verte.

Bien que la taille des unités agricoles diminue, la solution n'est pas d'autoriser les compagnies privées à s'implanter par le biais des contrats agricoles. Les compagnies privées se lancent dans l'agriculture avec pour seul objectif d'obtenir plus de profits d’un même terrain. Ces compagnies, si l'on s'en réfère à l'expérience passée, misent sur des pratiques agricoles encore plus intensives, épuisent les éléments nutritifs du sol, assèchent les nappes phréatiques en deux ans, et stérilisent quasiment une terre fertile en 4 ou 5 ans. Ce qui fut naguère un paysage verdoyant et fertile tourne rapidement au gris. Ces compagnies cèdent alors aux paysans, qui leur louaient, les terres stériles et dévastées, pour s’attaquer à une autre terre fertile.

Le Punjab, l'Andra Pradesh, l'Uttar Pradesh, le Bengale de l’Ouest, le Karnataka, etc: le déploiement des contrats agricoles s'avère une aventure sans issue. Il accentue en fait la crise de durabilité de la paysannerie en détruisant tout ce qui reste des capacités de production des terres agricoles, à cause de systèmes intensifs et destructifs. La monoculture qui en résulte détruit également la biodiversité agraire dans le pays, ce qui constitue de ce fait un autre paramètre de non-durabilité. Pour simplifier, les contrats agricoles sont la version moderne de l'agriculture sur brûlis (culture Jhum) que les tribaux pratiquaient au nord-est du pays. Mais ils le faisaient pour des raisons environnementales, alors que les compagnies privées l'imposent pour des motifs uniquement commerciaux.

Les contrats agricoles ont déjà fait des dégâts irréparables à l'agriculture de certains pays comme les Philippines, le Zimbabwe, l'Argentine et le Mexique.

Prenez le cas de l'Amérique centrale. Les problèmes de la dette, qui ont meurtri ces pays dans les années 80, ont été utilisés, de façon très opportune, pour éliminer les cultures traditionnelles au profit des cultures destinées à l'exportation. Avec l'aide et la complicité de l'agence internationale pour le développement des USA (USAID), les paysans de ces pays d'Amérique centrale ont été leurrés par l'illusion de pâturages plus verts dans les pays développés. Ils se sont tournés vers la production de melons, de fraises, de choux-fleurs, de brocolis et de courges qui étaient expédiées vers les supermarchés, principalement aux USA. Par conséquent, ces pays d'Amérique centrale ont abandonné la culture des aliments de base comme le maïs et le haricot, et sont maintenant devenus de grands importateurs.

La même recette est maintenant appliquée au reste des pays en voie de développement. En fait le processus qui consiste à ne réserver la production d'aliments de base et de grandes denrées commerciales qu'aux pays riches et industrialisés (c'est-à-dire à l'OCDE) a été finalement légitimé par l'Organisation Mondiale du Commerce. Mais en sécurisant la forteresse qui protège l'agriculture hautement subventionnée des pays développés, on précipite dans l'abîme les pays émergents.

Étrangement, on constate qu'à partir de 1995 - l'année où l'OMC a vu le jour - les paysans du monde entier ont commencé à être harcelés. Ils ne savent pas ce que les autres paysans vivants hors de leur frontière sont prêts à brader, à des prix artificiellement bas. Ces paysans-là sont devenus les victimes d'une libéralisation commerciale injuste. La raison en est simple: l'organisation de la confrontation entre deux communautés agricoles de différents pays profite toujours à quelqu'un. Et en fait, cela profite aux multinationales de l'agrobusiness.

Malheureusement, on ne comprend pas que le système commercial a très intelligemment dressé les communautés agricoles des différents pays les unes contre les autres. Par exemple, nous savons que les paysans Jamaïcains s'inquiètent des importations laitières moins chères provenant du Royaume-Uni, que les paysans Philippins s'inquiètent des importations de riz US, que les paysans Indonésiens s'inquiètent du riz moins cher en provenance des États-Unis et du Vietnam, que les paysans Indiens s'inquiètent de la soie Chinoise à bas prix ou du thé moins cher en provenance de Sri Lanka ; la liste est sans fin...

En fait, les sociétés de l'agrobusiness détestent les paysans. Il n’y a pas un seul endroit  au monde où elles aient agi de concert avec eux. Même en Amérique du Nord et en Europe, les sociétés de l'agrobusiness ont poussé les paysans à quitter l'agriculture. En conséquence, il ne reste que 900 000 familles vivant de l'agriculture aux États-Unis, bien que ce pays soit la terre du commerce futur, Chicago étant la plus grande plate-forme d'échanges de matières premières. Le scénario n'est pas meilleur dans les 15 pays de l'ancienne Union Européenne où il ne reste que 7 millions de paysans. Dans l'Union, chaque minute qui passe voit un paysan fermer son domaine agricole. Le message sous-jacent ne fait aucun doute: les paysans doivent abandonner l'agriculture.

En Inde, cette même stratégie mènera à une catastrophe d’une ampleur imprévisible, en aggravant l'insécurité alimentaire et en multipliant les famines. Dans le meilleur-des-mondes du business, les faits ne suffisent pas à dissuader les théoriciens studieux qui dirigent la planète. C'est peut-être pour cela que la Banque Mondiale (et USAID) défend avec acharnement depuis maintenant plus de 10 ans la transition vers les monocultures agraires. Et en se soumettant aux recommandations coercitives de la Banque Mondiale, les nouvelles réformes agricoles en cours pousseront de plus en plus de paysans indiens vers les villes. L'exode rural vers les centres urbains est un déluge que ces derniers ne peuvent plus absorber. À la transformation socio-économique de la vie des villages viennent se greffer une pression accrue sur la capacité d'emploi urbain et un déséquilibre dans la répartition des emplois.

S'il a fallu 40 ans pour prendre conscience que la technologie prônée par USAID, et imitée servilement par les systèmes de recherche agricole nationaux des pays en voie de développement, était une grave erreur ayant commis des dégâts irréparables sur la santé humaine et l'environnement, quelle est la garantie que la Seconde Révolution Verte, qui est aujourd'hui encore proposée par les États-Unis, n'aura pas des conséquences encore plus néfastes ? Qui sera responsable des destructions imposées au travers du contrôle de l'agriculture par les multinationales, et résultant principalement des manipulations génétiques et du saccage grandissant des ressources naturelles ?

Les questions qui doivent être posées sont les suivantes: la Seconde Révolution Verte ne va-t-elle pas aggraver la crise existante? Ne va-t-elle pas pousser plus de paysans à quitter l’agriculture, et par là même permettre aux compagnies privées non seulement de prendre possession des terres, mais également de détruire leurs capacités de production par des systèmes d'agriculture intensifs ? N'amènera-t-elle pas le modèle Occidental en Inde, qui consiste à éjecter les paysans et créer à la place un environnement favorable à la production de nourriture par les corporations de l'agrobusiness ? Ne va-t-elle mettre pas le pouvoir de produire de la nourriture entre les mains des multinationales de l'agroalimentaire ?

Novembre 2007