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Chapitre 26
Le Sens Païen de la Vie
John Lash
Traduction de Dominique Guillet.
Si la race humaine compte survivre dans le proche futur, il lui faudra vivre selon les voies de Gaïa, et non plus sous l'emprise de la démence et de l'égoïsme obstinés dans lesquels elle se complaît. Mais que savons-nous, pour l'instant, des voies de Gaïa?
Lorsque les Mystères furent éradiqués, l'humanité perdit les ressources spirituelles les plus importantes du monde Occidental et c'est en raison de cette perte que l'Occident put mener toute la planète sur les chemins de l'excès et de l'autodestruction. Le processus, dont l'origine remonte à 6000 ans et qui fut peut-être déclenché par une vaste catastrophe climatique en Afrique du Nord et dans le Proche-Orient, conduisit à la religion monothéiste qui éradiqua la Déesse et conduisit ensuite, grâce au transfert effectué par Saint Paul, au triomphe de la doctrine de la rédemption en tant que paradigme spirituel du monde Occidental. L'histoire de la civilisation Occidentale fut écrite afin de consigner la victoire du patriarcat et de légitimer son programme. La religion de la rédemption est l'idéologie la plus puissante qui existe en tant que vecteur d'oppression.
Le virus idéologique pandémique n'est, cependant, pas incurable. La vision Sophianique constitue le remède planétaire capable de résister au patriarcat et de guérir la blessure originelle dont il émergea.
Si l'on en croit les sages antiques des Mystères Païens, les idéaux religieux les plus élevés de l'humanité n'offrent aucun remède contre le mal mais, en fait, nous en rendent complices. Le scénario de la rédemption que les Gnostiques dévoilèrent, et auquel ils s'opposèrent, fut adopté par des individus qui les exterminèrent, détruisirent toutes leurs oeuvres et tentèrent ensuite de faire en sorte qu'ils n'eussent jamais existé. Malgré tout cela, l'héritage Gnostique survit encore. Il peut être recouvré et réinventé. Le plus petit fragment d'enseignement manuscrit, tout abîmé et incomplet soit-il, contient assez de sagesse originelle pour inspirer un éveil spirituel et nous reconnecter avec nos ressources divines. Le mythe de Sophia n'appartient pas au passé. C'est un mythe exceptionnel et futur, l'alternative intemporelle et invincible à la doctrine de la rédemption. C'est un mythe qui nourrit et soutient ceux qui l'embrassent, c'est un mythe qui encourage l'authenticité au travers de l'expérience vécue du coeur du sujet: la passion de la Déesse. Il ne requiert pas, comme le script de la rédemption, d'être constamment légitimé, justifié et renforcé. Il n'est point de salut pour le complexe de rédemption. Il n'y a rien qui puisse ou qui vaille la peine d'être sauvé dans ce complexe. Par contre, sa puissance létale de coercition est redoutable, la douleur servant à renforcer la culpabilité, et vice versa. Ce complexe est à ce point insidieux, et la blessure originelle est ancrée si fermement dans les tréfonds de la psyché collective, que l'on ne peut chasser sa puissance que de façon détournée. Il est possible de vaincre le mensonge de la rédemption en réfutant l'histoire qui lui confère tout son attrait. L'annihilation de l'histoire patriarcale permettra à l'humanité d'envisager un futur qui vaille la peine d'être vécu, un futur dans lequel les espoirs humains les plus sublimes soient la norme quotidienne, comme ils l'étaient du temps des Mystères de la Grande Déesse.
La manière dont nous pénétrons dans l'imagination de la terre, en rêvant Sophia, constitue le coeur de cette aventure.
Une Génération Cruciale
De nos jours, de nombreux facteurs convergent afin de favoriser la possibilité de recouvrer la vision Sophianique des Mystères. L'écologie profonde, l'écopsychologie, le shamanisme et les pratiques enthéogéniques, l'écoféminisme, le mysticisme de la nature, le Néopaganisme et la mystique de la Déesse - toutes ces dynamiques sont tributaires de cette vision. Mais ce ne sont que des appellations, des slogans à la mode. C'est le vécu de l'expérience, à laquelle ces termes font référence, qui importe. L'intégration de la Gnose à l'écologie profonde permet d'ouvrir la voie vers l'écognose: la perception intime de la force de vie de la terre telle qu'elle permette d'harmoniser l'humanité avec la correction de Sophia.
Quelle que soit la manière dont on souhaite imaginer cette harmonisation, il n'existe aucun doute quant au fait qu'en une seule génération de trente années, la société Occidentale ait acquis une nouvelle dimension spirituelle s'inspirant de l'image de Gaïa. Considérons la séquence suivante:
- En 1972, James Lovelock publia une contribution d'une page sur l'hypothèse Gaïa dans la revue Atmospheric Environment, qui fut suivie de deux articles brefs co-rédigés avec Lynn Margulis. Cette même année furent publiés l'ouvrage La Chair des Dieux: l’usage rituel de psychédéliques, édité par Peter Furst, une anthologie importante qui prit sa place dans le renouveau shamanique ainsi que l'ouvrage de Michael Harner, Hallucinogènes et Chamanisme. Ces deux ouvrages établissent une relation clé entre “les techniques archaïques d'extase” des anciens temps et la connaissance psychopharmacologique moderne.
- En 1973, Arne Naess définit l'écologie profonde dans un article publié dans la revue Inquiry. Cette année vit également la fondation de l'Institut des Sciences Noétiques dont la finalité est l'expansion de la connaissance de la nature et du potentiel du mental et son application à la santé et au bien-être de l'humanité. La Gnose est le prototype antique des sciences noétiques.
- En 1974, Déesses et dieux de la vieille Europe de Marija Gimbutas fut publié en Anglais. Cet ouvrage unique fournit le cadre le plus complet et le plus fiable qui permette de remonter aux origines du patriarcat et présente des preuves archéologiques irréfutables quant à l'existence de sociétés, à échelle humaine, très répandues et fondées sur le culte de la Déesse, des millénaires avant l'avènement de la civilisation urbaine. Dans l'ouvrage In Search of the Primitive, publié la même année, l'anthropologue Stanley Diamond écrivit que “la quête du primitif est la tentative de définir un potentiel humain originel”. Dans cette phrase, il établit le tracé d'une aventure de la connaissance qui peut relier notre passé à un futur harmonieux et soutenable.
- En 1975, Marjorie M. Malvern publia Venus in Sackcloth qui reste le meilleur ouvrage sur Marie-Madeleine et qui contribue à la Mystique de la Déesse par l'apport d'un élément humain important.
- En 1976, Where the Wasteland Ends de Theodore Roszak présenta une critique brillante de la pathologie Occidentale, et exposa de façon magistrale comment l'idéologie de la rédemption du Judéo-Christianisme a porté atteinte à l'imagination humaine. Evoquant les Romantiques, et plus particulièrement William Blake, Roszak appela de ses voeux le renouveau de “l'Ancienne Gnose” et la mise en oeuvre d'un “mysticisme révolutionnaire”. Il mit en garde contre le “cocooning” technologique et le narcissisme terminal de l'Age des Poissons, deux décennies avant que le monde ne succombe sous l'envoûtement de la réalité virtuelle cybernétique. La même année, Quand Dieu était femme de Merlin Stone définit le bord d'attaque de la “revendication de la Déesse”. Ses recherches confirment le rôle des femmes dans la consécration des rois et des chefs de tribus avant l'essor du patriarcat.
- En 1978, La Bibliothèque de Nag Hammadi fut publiée en Anglais et ouvrit, pour la première fois au monde Anglophone, l'accès d'écrits Gnostiques authentiques. La même année, The Road to Eleusis de Gordon Wasson, d'Albert Hofmann et de Carl Ruck proposa et valida le fondement enthéogénique des Mystères. Mary Daly publia Gyn/Ecology, un manifeste provocant qui attaque de front, et férocement, le patriarcat.
- En 1979, James Lovelock publia son premier ouvrage complet sur la nouvelle théorie, Gaïa: A New Look at Life on Earth. Simultanément, furent publiés deux ouvrages qui à priori ne présentent pas de relations avec le sujet: Messengers of Deception de Jacques Vallee et The Dead Sea Scrolls and the Christian Myth de John Allegro. Le premier est sans doute le meilleur livre jamais écrit sur les OVNI/ET et le second est un plongeon saisissant dans la pathologie des Zaddikim, avec de nombreuses références aux Mystères qui furent relégués aux oubliettes avec l'émergence du Christianisme. La caractérisation par Jacques Vallee du phénomène OVNI/ET comme un “système de contrôle spirituel” est totalement en accord avec ce que les Gnostiques affirmaient quant à la nature Archontique de la théologie de la rédemption. Lorsqu'il prédit que des cultes de contactés puissent devenir la base de religions futures, il aurait pu difficilement avoir imaginé que les religions mondiales dominantes sont elles-mêmes directement issues d'un tel culte. Vallee et Allegro apportèrent donc tous deux des contributions essentielles aux dimensions mythiques et religieuses du Mythos de Sophia au moment même où Lovelock en élaborait la dimension biosystémique.
Celle liste est très sélective et pourrait aisément inclure trois fois plus d'ouvrages. Cependant, ce bref inventaire illustre déjà à quel point tous les facteurs-clés, qui pouvaient contribuer au renouveau de la vision Sophianique, émergèrent, de façon incroyable, en l'espace de sept années. Durant cette même période, de nombreuses informations essentielles émergèrent à la lumière quant à la manière dont les Mystères furent détruits et quant aux raisons de cette destruction. Une génération s'est maintenant écoulée depuis cette époque des années 1970. Qui sait ce qui pourrait être réalisé, en l'espace d'une autre génération, dans le domaine des pratiques écognostiques et des applications découlant de la théorie Gaïa? Il se peut que la génération présente soit la première à prendre conscience du désastre tragique d'amplitude planétaire que j'ai tenté de décrire dans cet ouvrage: comment et pourquoi le mode de vie Occidental, Européen et Etats-Unien, a piégé toute la planète dans l'impasse d'un futur insoutenable?
Le célèbre environnementaliste René Dubos insista sur le fait que “notre salut dépend de notre capacité à créer une religion de la nature”. Nous pouvons maintenant affirmer que nous possédions autrefois une religion de la nature, qui perdura durant des millénaires, qui fut de vaste portée et qui pénétra profondément au coeur des secrets de la vie: elle fut anéantie par la croyance en une rédemption extraterrestre. Après avoir annihilé la sagesse autochtone Européenne et après l'avoir remplacée, de force, par les normes patriarcales des religions Abrahamiques, comment la société Euro-Etats-Unienne peut-elle faire autre chose que de générer plus de chaos, d'infliger plus de mal, et de détourner l'humanité encore plus loin de son vrai potentiel? Le moment est venu de réaliser que le manque de direction spirituelle de l'Ouest n'est pas un malaise mystérieux mais la conséquence d'un vaste programme historique et à long terme de génocide culturel et religieux.
De nombreux coeurs, de nos jours, aspirent à retrouver Sophia mais l'envoûtement du paternalisme divin possède encore beaucoup d'emprise. Ceux qui appartiennent à la tradition des trois religions Abrahamiques, le Judaïsme, le Christianisme et l'Islam, ont tendance à regarder du côté de leurs propres racines religieuses pour y trouver des modes de reconnaissance et de recouvrement des valeurs Sophianiques. Les Chrétiens, plus particulièrement, espèrent qu'une sorte “d'écothéologie” centrée sur Gaïa puisse être extraite ou extrapolée de la doctrine de la rédemption et des croyances qui lui sont associées. De nombreux individus intelligents, et socialement impliqués, continuent de penser que l'on puisse extraire du paternalisme divin une écothéologie qui soit viable. La tentation de réconcilier les valeurs Sophianiques avec la religion de la perpétration est irrésistible pour tous ceux dont l'identité culturelle est plus forte que leur attrait pour l'abandon du soi et pour la communion avec Eros, la force de vie planétaire. Toute excuse accordée au syndrome victime-perpétrateur ne fait que renforcer la répression, plusieurs fois millénaire, de la déesse de la sagesse. Tout retour vers la théologie de la rédemption et vers les valeurs morales de Jésus ébranle la quête pour une écologie sacrée.
L'argument le plus prisé en faveur de la réconciliation invoque la clause du gardien: le dieu paternel créa le monde naturel et le confia aux bons soins de l'humanité. Mais ce n'est que du baratin condescendant. La terre prend soin d'elle même. La nature sauvage se débrouille bien toute seule. Le Jardin d'Eden est une arnaque sémantique. La planète est un paradis, même sans jardins. L'agriculture ne constitue pas la vocation sacrée de l'espèce humaine. Nous ne sommes pas les concierges indispensables de Gaïa. La Déesse n'est pas une vieille bique en mal de soins gériatriques. Au mieux, nous ne sommes que des intérimaires dans le Grand Oeuvre, des travailleurs immigrés temporaires qui peuvent, et parfois non, accéder à une niche permanente, “une intégration créative” comme Lynn Margulis l'appelle.
Un Animal Inachevé
Lorsqu'on fait le tour de la planète, il semble assurément que l'immense majorité des êtres humains soient encore fermement retranchés dans la religion patriarcale. Le point le plus faible du système éthique de l'écologie profonde est le suivant: les gens ne sont pas aisément convaincus que la nature humaine soit intrinsèquement bonne et que nous n'ayons pas besoin d'exhortations ou de commandements moraux extraterrestres pour nous rendre attentifs aux besoins d'autrui et de la terre. Mais cette vision de la condition humaine n'est pas réellement inhérente à la condition humaine; elle est bien plutôt le résultat de conditionnement humain. Ceux qui embrassent la religion patriarcale comme étant la seule source de moralité doivent déjà avoir été corrompus par elle. L'idéologie de la rédemption nous déshumanise en fixant un idéal surhumain qui fait miroir à notre humanité. Le patriarcat doit briser l'esprit humain afin que la religion de la rédemption puisse représenter une réponse vraiment attrayante à la vie. C'est exactement le propos du message contrefait d'amour dans le Nouveau Testament. La double-contrainte de l'éthique de Jésus est tellement démoralisante que, si elle n'était pas confortée par le piège de la collusion victime-perpétrateur, le bon sens la rejetterait comme une absurdité patente et dangereuse pour l'équilibre mental de l'humanité.
Le patriarcat ne perdure que parce qu'il a produit des générations d'individus dont l'humanité blessée et brisée les oblige à s'accrocher à son programme et à gagner autrui à la cause. Ceux qui ont réellement besoin que leur éthique soit dictée par un dieu extraterrestre doivent avoir déjà trahi leur lien avec la communauté symbiotique qui pourrait leur enseigner la moralité de la réciprocité, du respect et de l'auto-régulation. L'alternative au concept “fait en son image” n'est cependant pas difficile à imaginer. Theodore Roszak a proposé l'expression “animal inachevé” pour décrire l'humanité dans un processus de devenir plutôt que comme une créature “toute prête” par un créateur absent et prête à suivre des commandements pré-établis. L'animal inachevé est une singularité en processus, pourrions-nous dire. Le critique culturel Neil Evernden fait résonner la même corde avec sa notion “d'étranger naturel”. Il souligne que l'être humain est l'unique créature dans la nature qui ne soit pas déjà adaptée à une niche déjà pourvue par cette même nature.
“Chaque organisme possède son monde, et cela lui permet de fonctionner et de perdurer. Chacun vit au sein de ce monde pour lequel il est fait. De par la variabilité du monde humain, il est très difficile d'affirmer que les humains possèdent un environnement car ce qui entoure l'homme varie en fonction de son monde. C'est cette étrange flexibilité qui nous permet de croire en une réalité abstraite qui nous dresse contre la terre, ou plus exactement qui nous en sépare, cette terre qui abrite tous les mondes organiques.”
Il nous faut créer notre propre niche, “une intégration créative” et c'est pourquoi nous sommes des animaux inachevés. Mais c'est aussi pourquoi nous sommes l'expression la plus exceptionnelle de la singularité parmi les espèces.
Au travers de tout cet ouvrage, j'espère avoir pu montrer que la concordance entre les notions Gaïennes et certains éléments de la vision Sophianique mérite une réflexion profonde. Les Gnostiques utilisaient le terme allogenes, “quelqu'un d'ailleurs”, “un étranger” pour qualifier la condition humaine. L'expression véhicule deux significations qui sont étroitement corrélées. D'une part, elle fait clairement allusion à l'origine pré-terrestre de l'humanité: le génome humain sur terre fut ensemencé d'ailleurs. D'autre part, elle souligne la façon dont les êtres humains peuvent s'aliéner de leur propre réalité sous l'influence Archontique. Cela ne veut pas dire que nous sommes des étrangers à cette terre et que nous n'appartenons pas réellement à ce monde terrestre. Cela nous met en garde contre la tendance spéciale, que nous possédons de par nos facultés de conception et de choix d'orientation, qui nous pousse à nous faire une fausse représentation et une fausse perception du monde, de telle sorte que nous finissons par croire que nous ne lui sommes pas adaptés. Ce croyant, nous sommes enclins à nous projeter au-delà de la terre afin d'être sauvés de notre situation désespérée et d'être libérés pour une autre vie, meilleure. C'est comme cela que la promesse d'une rédemption extraterrestre devient crédible: “Car Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse point, mais qu’il ait la vie éternelle”, selon ce qu'affirme l'Evangile de Jean. Mais les Gnostiques avaient un autre credo:
“Une grande puissance fut émanée en vous, dont l'Originateur, l'Eternel, vous a dotés avant que vous n'arriviez en cet endroit afin que ces choses qui sont difficiles à distinguer, vous puissiez distinguer et afin que vous puissiez connaître ces choses qui sont inconnues de la multitude et afin que vous puissiez être libérés sains et entiers pour l'Un qui est le vôtre, en vous, qui était le premier à sauver et qui n'a pas besoin d'être sauvé”. Allogenes (NHL, XI, 3:50).
La rédemption n'est pas le problème essentiel de l'humanité. C'est l'adaptation. Nous sommes réellement adaptés au monde naturel mais en aucune façon que Gaïa ait prédéterminée pour nous, comme elle le fait pour les autres créatures. Nous sommes la nouveauté dans Sa nature. Nous sommes la singularité dans le Rêve de Sophia, l'exception sur laquelle elle compte d'une certaine manière, s'il faut en croire les initiés des Mystères:
“ Et l'epinoia lumineuse fut cachée en Adam, afin que les Archontes ne puissent pas atteindre cette puissance mais que l'epinoia puisse être une correction à la déficience de Sophia” (Apocryphe de Jean, 20:25).
Depuis des temps immémoriaux, tous les peuples indigènes du monde ont observé les voies de la nature et des autres espèces et ce faisant, ont appris comment s'intégrer à leur environnement. En nous obligeant à “croire en une réalité abstraite qui nous dresse contre la terre, ou plus exactement qui nous en sépare, cette terre qui abrite tous les mondes organiques”, le patriarcat et la religion de perpétration ont presque totalement anéanti l'héritage précieux de la sagesse indigène, tout en anéantissant les indigènes par la même occasion. Il existe encore des fils d'harmonie mentale indigène que l'on puisse tisser pour un futur qui vaille la peine d'être vécu mais, en fin de compte, il se peut que cela ne soit pas uniquement l'intelligence indigène qui garantisse la survie de l'animal inachevé. L'observation amoureuse, la communion et le respect pour la nature, et pour les autres espèces, peuvent nous enseigner beaucoup quant à la manière de vivre, mais il faut quelque chose de plus pour résoudre la question de notre niche: ce quelque chose de plus, c'est l'imagination, l'epinoia lumineuse.
L'imagination est le génie de l'humanité et dans chaque peuple de chaque région du monde, elle se manifeste par un esprit créateur et innovateur particulier - le génie du lieu, genius loci, l'esprit du lieu. Le mythe de Sophia nous apprend que la Déesse chargea Zoé, la force de vie immortelle, avec la tâche d'implanter epinoia en l'humanité. Pour l'exprimer autrement, nous sommes porteurs de la force imaginative divine en tant que faculté somatique, évidente dans le phénomène de bioluminescence, comme nous l'avons déjà souligné. L'imagination et la vitalité sont essentiellement unies dans la psyche humaine et s'ancrent mutuellement dans le corps. Aucune idéologie ne pourra jamais détruire ou déraciner cette union.
Le Renouveau Indigène
La résilience de ces deux facultés réunies est véritablement extraordinaire. L'histoire elle-même témoigne de sa force formidable et invincible - l'histoire Européenne, en particulier. Ce serait une erreur de prétendre que la sagesse indigène des peuples de l'Europe était supérieure, d'une manière ou d'une autre, à celle des autres peuples du reste de la planète (Aborigènes d'Australie, ou Inuits du Groenland, par exemple), mais, cependant, l'héritage plusieurs fois millénaire de cette sagesse lui confère une position de choix. Ce que les Européens firent de leur génie natif n'est rien de moins qu'une écologie sociale originelle - un mode de vie enraciné dans l'expérience du sacré et intégrant l'entièreté du monde non-humain mais un mode de vie également orienté vers la culture, c'est à dire, vers les besoins primaires de la continuité sociale plutôt que du contrôle social, vers le potentiel humain plutôt que vers l'hégémonie politique.
Cette entreprise de spiritualité humaine, immense et profondément inspirée, s'est épanouie dans les Mystères Païens. Durant des millénaires, les gardiens des Mystères enseignèrent les arts de la civilisation, les sciences pratiques et les éthiques écologiques. Lorsque la tradition des Telestai fut menacée, ses adeptes ne se défendirent pas par la force mais la puissance inhérente à l'esprit indigène réussit, cependant, à survivre. Durant des moments-clés de ces deux derniers millénaires, le génie vital et imaginatif de l'esprit Européen a resurgi avec une immense vigueur et a résisté à l'infection de l'idéologie de la rédemption.
Juste trois siècles après le meurtre d'Hypatia, la source vive du génie natif jaillit en Espagne, le pays même qui mènera plus tard l'assaut génocidaire contre le Nouveau Monde. Durant le même siècle qui fut témoin de l'émergence de l'Islam (datée au Hejira en 622), une impulsion de mysticisme Arabe en Europe produisit un nouveau genre littéraire et culturel: la chevalerie. L'amour chevaleresque, ou amour courtois, fut un phénomène purement païen qui jaillit du sol vital de l'Europe à l'époque la plus sombre du Moyen-Age. Ce fut une réaction d'immunité native au programme honteux d'aliénation des genres du Christianisme féodal et à l'apartheid sexuel de l'Islam. L'union noble de l'amour et de l'héroïsme naquit en Andalousie sous une domination Maure, ce qui prouve que, même chez les peuples Arabes, il existait une forte immunité naturelle à la répression des croyances Abrahamiques dont l'Islam est la troisième et la plus virulente mutation. La première épopée des troubadours, Antar, fut rédigée au septième siècle. Durant cinq cent ans, l'impulsion chevaleresque grandit et s'épanouit, produisant finalement une floraison extraordinaire de poésie, de musique et de littérature en Provence et en Aquitaine. Le mouvement s'étendit à l'Italie, à l'Allemagne, à la Hollande et à l'Angleterre pour englober toute l'Europe de l'ouest.
Dans le culte médiéval de l'amour courtois, le génie natif de l'Europe s'affirma contre l'attaque virale de la religion de la rédemption. L'amour Romantique inversa les restrictions sexistes du patriarcat et rendit le chevalier dépendant de sa dame pour dignifier ses exploits. Le mouvement romantique du Moyen-Age, en effet, remit en valeur les anciens rites de consécration par la Déesse. Ce mouvement fit plus pour humaniser la société Occidentale que tous les sermons religieux qui furent prêchés d'Augustin à Thomas d'Aquin. La religion de l'amour individualisé, personnifié par des figures légendaires tels Tristan et Yseult, présenta une alternative claire au credo des perpétrateurs. “La culture de l'amour passionné naquit en Europe comme une réaction au Christianisme (et en particulier à sa doctrine du mariage) exprimée par des gens dont l'esprit, soit par nature ou par héritage, était encore païen” observa Denis de Rougemont dans son ouvrage L’amour et l’Occident. Ceux qui embrassèrent l'éthique résurgente païenne savaient contre quoi ils s'opposaient. AMOR versus ROMA était un slogan de l'époque. Gottfried de Strasbourg (vers 1210) eut l'audace de déclarer que la passion personnelle et charnelle de ses amants était un sacrement plus puissant que la Sainte Messe. Il n'est pas étonnant que Gottfried disparût soudainement lorsque les exécuteurs du Vatican arrivèrent en ville. Son message, cependant, survécut pour inspirer des millions de personnes qui ne trouvaient pas, dans la promesse paternelle de l'amour de Dieu, l'amour qui puisse dynamiser leur vie.
La papauté lança une vaste campagne de génocide, sous Innocent III, pour détruire la culture Occitane et massacrer tous ceux qui défiaient ouvertement l'autorité du Saint Empire Romain. En 1209, à Béziers, trente mille personnes désarmées furent massacrées en une seule journée, rappelant le génocide de Bourges qui se passa plus d'un millier d'années auparavant. Ce dernier était un acte purement séculaire tandis que le premier fut réalisé avec la bénédiction de l'Eglise qui légitimait ainsi l'extermination de l'hérésie. L'Eglise Catholique adopta l'impératif génocidaire de Rome, non pas comme une perversion brutale de la Foi mais comme l'instrument souverain permettant de réaliser son programme visionnaire. La destruction de la “culture de l'amour” du sud de la France démontre que les atrocités commises au nom de la religion ne sont pas des exceptions perpétrées par quelques méchantes gens mais qu'elles sont, en fait, l'expression véridique de croyants authentiques qui agissent en fonction de ce que leurs croyances requièrent d'eux.
Le second renouveau du génie natif Européen se manifesta lors de la Renaissance avec la redécouverte, par la classe intellectuelle, de la culture, de la littérature et des moeurs Païennes. Alors que la conquête sous le signe de la Croix se déployait dans le Nouveau Monde, les natifs de l'Ancien Monde tentèrent de revendiquer ce qu'ils avaient perdu lorsque leurs ancêtres furent décimés par le même programme. Cette fois, néanmoins, la réaction immunitaire du génie natif fut plus faible. Une simple imitation des moeurs Païennes constituait une réponse insuffisante face à quinze siècles de conditionnement psycho-historique. L'humanisme fut un échec, non seulement parce que ses promoteurs n'avaient pas une vision claire de l'Anthropos, mais surtout parce que le Christianisme avait à ce point infecté l'imagination, durant quinze siècles, qu'il s'avérait impossible de se réapproprier l'essence véritable du sens de la vie pré-Chrétien.
La troisième vague, et la plus récente, de renouveau se manifesta avec l'émergence du mouvement Romantique, concomitant à la Révolution Américaine. Durant l'apogée du mouvement, une simple poignée d'hommes et de femmes revendiquèrent une percée audacieuse pour l'humanité, le recouvrement d'un don divin, l'imagination. Une figure exemplaire du mouvement, le poète et mystique Britannique William Blake, compara le pouvoir de l'imagination avec Jésus Christ d'une manière telle qu'elle suggère que Blake puisse avoir rencontré le Mesotes, pour ne pas dire qu'il ait pris le thé avec lui assez régulièrement. La finalité affirmée des Romantiques était de recouvrer une expérience religieuse libre de doctrines, de rituels et d'institutions. De 1775 à 1820, le mouvement s'enflamma avant de s'étioler lentement et douloureusement. Les propositions grandioses des visionnaires de Russie, de France, d'Italie, d'Espagne, d'Allemagne et d'Angleterre ne se réalisèrent pas et le mouvement Romantique s'échoua en laissant plus de problèmes qu'il n'en résolut. L'inspiration, cependant, qu'il tira des racines natives profondes de la vie de l'âme Européenne continua de résonner jusqu'au coeur du vingtième siècle.
Les derniers héritiers du mouvement Romantique furent les post-Romantiques tels que le mystique Irlandais AE, le poète Allemand Rainer Maria Rilke et l'auteur Britannique D. H. Lawrence. Les purs et durs du Romantisme étaient souvent d'origine Celtique, sur le plan racial ou sur le plan culturel. Dans les temps pré-Chrétiens, le rôle de la culture Celtique fut d'unifier l'Europe et, au travers des siècles, l'esprit Celte joua un rôle majeur dans la résistance et dans le renouveau créatif. La renaissance littéraire Celtique impulsée par l'initié moderne W. B. Yeats (qui fut également une figure-clé du renouveau occulte en Europe) fut l'ultime vague de choc du Romantisme.
Le romancier et poète D. H. Lawrence écrivit Apocalyse (cité plusieurs fois dans cet ouvrage) durant les trois derniers mois de sa vie alors qu'il était en train de mourir de tuberculose. Alors même que sa propre vie s'étiolait, son propos ultime se focalisa sur le recouvrement du sens Païen de la vie qui avait été perdu depuis deux mille ans. Un de ses récents biographes affirme: “Ce qu'il voulait accomplir, c'était de faire de cette antique vision païenne quelque chose dont l'homme moderne découvrirait le manque dans son propre vécu; Lawrence écrivait un ouvrage offrant à ses contemporains une sorte de recouvrement psychique de leurs connexions avec l'ancien monde”.
Dans Future Primitive, Dolores LaChapelle, la doyenne de l'écologie profonde, montre que la vie et l'oeuvre de Lawrence devancèrent la nouvelle prise de conscience écologique et préfigurèrent la vision Gaïenne. Condamné publiquement pour immoralité et poursuivi légalement en raison de son dernier roman L’amant de Lady Chatterley, Lawrence était un homme à la sensibilité morale profonde qui mit en garde contre l'esprit de vertu sous ses nombreux déguisements dont “l'amour idole” et “la vanité malsaine de tout savoir mieux”. Peu de Romantiques purent égaler la perception acérée de Lawrence en ce qui concerne la pathologie toxique de l'identité individuelle mais son sens érotique pour le monde naturel fut communément partagé par la plupart de ses prédécesseurs. Le mysticisme de la nature des poètes tels que William Wordsworth est largement reconnu comme le précurseur du mouvement écologique. Neil Evernden dit des Romantiques qu'“ils défièrent non seulement les croyances conventionnelles mais plus encore le processus même de formulation des croyances”. Cependant, ce défi n'a qu'à peine survécu. On se demande si le génie natif de l'Europe possède encore assez d'immunité pour résister au virus du conquérant et de resurgir une fois de plus, peut-être pour la dernière fois.
Connaissance Silencieuse
Eu égard à la maladie de l'âme, profondément enracinée, de la civilisation Occidentale, les mauvaises nouvelles se transforment en bonnes nouvelles. La connaissance de la manière dont nous avons été dévoyés pourrait être la vérité même - l'éducation profonde à laquelle nous résistons - qui nous implique dans la participation à la correction de Sophia. Ce pourrait être la connaissance qui sauve la société globale de son affliction pathologique dominante, la religion de la perpétration. L'héritage du paternalisme divin remonte à une centaine de générations d'abus et d'accompagnement parental pernicieux. C'est un énorme dysfonctionnement à surmonter. Mais l'illumination des trente dernières années est très prometteuse.
La renaissance des Mystères n'est cependant pas une affaire de pensée magique. Ce n'est ni un rêve utopique ni un phantasme mystique mais un appel à une consécration vécue et authentique. L'Age Sombre qui commença lorsque Hypatia fut assassinée ne s'est jamais vraiment terminé. Nous vivons dans les derniers jours de l'Age des Poissons, le Kali Yuga de la mythologie Hindoue. Selon ce qu'en disent les anciennes légendes, c'est une époque durant laquelle des avancées exceptionnelles sont possibles dans des cas individuels mais elles se manifestent dans un contexte d'extrême dégénérescence et de décadence de la société dans son ensemble. Il reste à voir qui pourra ou voudra répondre spontanément à la voix de la déesse de la sagesse. Qui voudra écouter l'extase clairaudiente de la connaissance silencieuse, en s'inspirant des instructions émanant de la fontaine de Lumière Organique? Qui, parmi nous, sera autant à l'écoute de la terre vivante que les mystes qui nous léguèrent la révélation sublime et énigmatique de Tonnerre, Perfection de l'Intellect? (NHC VI, 2)
“Je suis le silence ineffable et la pensée au coeur du souvenir
Je suis la voix aux nombreux sons et l'expression de nombreux desseins
Je suis la révélation de mon propre nom
Car je suis la Sophia des Grecs
Et la Gnose des Barbares
Celle qui fut haïe de toute part et adorée de toutes parts
Je suis en dehors de la divinité et je suis celle dont la divinité est multiple
Je suis celle que vous avez respectée et celle que vous avez méprisée
Je suis sans connaissances mais c'est de moi que vous apprenez
Je suis la gnose de ma quête
Et la découverte de ceux qui me cherchent.”
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