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Respect de la Vie et Traditions Cruelles
Jean-Louis Gueydon
Il fut un temps où seuls comptaient la famille, le clan, la tribu, le village, un temps de traditions où la communauté protégeait l'individu, et en même temps lui imposait sa loi, une loi sévère à laquelle nul ne pouvait échapper. En ce temps là régnait l'indifférencié, et l'individu n'existait guère en tant qu' être autonome conscient de lui-même. On excisait, on violentait femmes et enfants, on « initiait », et cette initiation était significative de l'entrée dans la communauté, du « il est des nôtres ».
Peu à peu, de cet indifférencié communautaire émergea l'individu autonome, conscient de lui-même, de sa propre valeur, indépendante de son appartenance au groupe. L'individu apprit à penser par lui-même, au lieu de se conformer aux règles communautaires. L'individu acquit une liberté par rapport au groupe, s'autorisa à le quitter pour suivre sa voie, se définir ses propres règles de conduite, allant parfois jusqu'à désobéir aux règles collectives au nom de sa conscience individuelle. C'est sans doute la signification profonde de la revendication de la liberté, premier droit et première vertu républicaine. Et cette évolution se poursuit et s'amplifie actuellement avec Internet, qui donne à chaque individu des possibilités immenses d'accès à la connaissance, et surtout de se renseigner directement par lui-même en toute matière.
Certains semblent regretter cette évolution, et d'autres en particulier au Sud ne l'ont pas encore commencée, préférant rester dans la tradition et l'entraide communautaire, subvenir aux besoins de leurs parents plutôt qu'à leurs propres besoins, et respecter leurs oncles et leurs cousines plutôt que de se respecter eux-mêmes. Certes ces traditions ont du bon lorsqu'on les compare à la solitude et au « chacun pour soi » de nos sociétés occidentales, mais il est indiscutable qu'elles freinent l'évolution vers la liberté individuelle qui caractérise toute l'histoire humaine, et au delà toute l'histoire du vivant, qui est évolution progressive vers la conscience.
Apprenant peu à peu à s'estimer lui-même et à valoriser sa propre existence plutôt que son appartenance au groupe l'individu a par là-même appris à estimer et respecter l'autre. Car comment se donner de la valeur sans en donner en même temps à qui vous ressemble, à qui a les mêmes préoccupations et les mêmes droits à l'existence que vous ? Et ne serait-il pas absurde de se croire soi-même merveilleux et irremplaçable, tout en déniant à ses semblables la même possibilité ?
Respectant l'autre parce que semblable à lui, il lui est naturellement apparu qu'il ne pouvait lui faire subir ce que lui-même ne voulait pas subir, la souffrance et la mort, car cela aurait été comme les faire subir à lui-même. Et ainsi sont apparues la réprobation, l'interdiction morale et légale de faire souffrir et de tuer, sauf situation particulière justifiée par le bien commun. C'est d'ailleurs pourquoi, dans toutes les armées du monde, l'ennemi qu'il faut tuer est désigné comme « autre », radicalement différent, simple animal, « porc » puant, « singe » immonde, sale « jaune » etc.
Ainsi ce qui naguère encore était considéré comme acceptable, voire presque normal, le supplice de la roue ou du pal, le fait de jeter des foetus dans un puits, de chasser à courre, de lyncher les noirs ou de battre sa femme, sont devenus inacceptables et proprement immoraux. Dans cette ligne évolutive se sont enfin introduits plus récemment la réprobation de la maltraitrance à l'égard des animaux, le souci de leur bien-être et de leur dignité, au fur et à mesure qu'il apparaissait, notamment du fait des progrès de la génétique, que la réalité psychique et physique de l'animal était peu différente de celle de l'homme.
Car ce sont bien la similitude, la proximité avec l'homme qui fondent ce souci. Et c'est pourquoi il est plus « acceptable » de tuer un moustique que de tuer le chien du voisin, et plus acceptable de tuer le chien du voisin que de tuer le voisin lui-même. Mais ces interdictions et réprobations morales ne sont pas absolues, ne découlent pas d'une règle d'airain qui voudrait que toute vie soit protégée et respectée, quelle qu'elle soit et en toutes circonstances. C'est ce que n'ont pas compris les intégristes catholiques et les partisans du respect de la vie qui déclarent après Albert Schweitzer que « toute vie est sacrée », ce qui est absurde, car alors la vie végétale serait aussi sacrée que la vie animale, et il ne resterait plus qu'à se nourrir de cailloux.
Mais si cette évolution a produit des extrémistes du respect de la vie, à l'inverse elle a laissé à la traîne des passéistes, des « traditionalistes », qui se réfèrent sans cesse au passé pour justifier leurs actes de cruauté gratuits, qu'ils soient chasseurs à courre, aficionados de la corrida ou égorgeurs de moutons perpétrant le « geste » d'Abraham. Et ce n'est pas par hasard s'il y a en France un parti politique de chasseurs qui se nomme « Chasse Pêche Nature et Traditions » : c'est le signe évident que chasser et pêcher, c'est à dire tuer par plaisir ou par jeu, ne peuvent se justifier aujourd'hui que par un recours au « c'est comme ça qu'on a toujours fait », ce qui d'une part est faux et d'autre part induit un refus de l'évolution, une forme de régression qui conduit à terme à une marginalisation inévitable.
S'ils n'ont pas recours à la tradition pour justifier leurs actes cruels, alors les hommes leurs inventent des raisons absurdes, comme le fait qu'il serait nécessaire de continuer à organiser des corridas pour protéger la race taurine, ou qu'il serait nécessaire de chasser pour réguler la prolifération de sangliers qu'ils ont eux-mêmes introduits dans les campagnes.
Et s'ils n'invoquent pas des raisons absurdes, il maquillent leurs actes, ils essayent de faire croire que les animaux des élevages industriels sont heureux, que « les poules préfèrent les cages » (1), ou qu'il existe une torture humaine et acceptable (2)... Car comme l'a dit Wolfgang Schäuble, ministre allemand de l'Intérieur, à propos du waterboarding, cette forme de torture autorisée officiellement par Georges Bush : « ce n'est pas de la torture, c'est une méthode d'obtention des informations »... Ne serait-ce pas là une façon de se cacher à soi-même sa propre cruauté, son propre désir de tuer ? de les refouler dans cette zone de semi inconscience où à la fois l'on sait et l'on ne veut pas savoir ?
Il y a une immense hypocrisie dans tout cela : on ferme les yeux, on oublie qu'il existe une souffrance animale, et l'on continue comme si de rien n'était à manger de la viande ou du poisson. Toutes proportions gardées cela fait penser à ceux qui fermaient les yeux sur le génocide des juifs alors qu'ils savaient qu'il avait lieu. Ce que n'ont pas manqué de souligner certains écrivains juifs eux-mêmes, qui voient dans le massacre industriel des animaux quelque chose de très proche de la Shoah. Tel Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature, cité par Charles Patterson (3), qui dit à propos des animaux : « par rapport à eux tous les humains sont des nazis. Pour les animaux c'est l'éternel Treblinka »...
Mais alors comment sortir de cette hypocrisie, de ce dilemme entre la nécessité de se nourrir et le souci de la souffrance animale ? Il n' y a pas trente six solutions...
Certains ont bien sûr inventé des solutions délirantes, comme par exemple de ne manger que de la chair « consentante ». Et en effet, puisque le problème est de ne pas tuer ou faire souffrir l'autre contre sa volonté, il est possible d'imaginer de respecter cette contrainte :
• soit en ne mangeant comme les charognards - que des êtres déjà morts de mort naturelle, et donc n'ayant plus de volonté à opposer. C'est un peu ce que suggère « Soylent Green », ce film de science-fiction où la chair des personnes mortes est recyclée secrètement sous forme de pilules alimentaires
• soit en ne mangeant que des animaux qui se laissent attraper, et que l'on peut donc imaginer être consentants, voire désirer leur propre mort. C'est ainsi que le « maître » Omraam Mikhaël Aïvanhov recommande de ne tuer que des poulets qui se laissent attraper, et justifie moralement la pêche en considérant que le poisson qui mord à l'hameçon sait parfaitement ce qu'il fait...
Tout cela n'est bien sûr que perversion de la raison raisonnante, égarement du mental, car le propre de la vie sous toutes ses formes est justement de ne pas vouloir mourir...
L'autre voie est celle du végétarisme, en considération du fait que la souffrance végétale n'existerait pas, du fait que les végétaux n'ont pas de système nerveux, et que si elle existe elle est de toutes façons moindre que la souffrance animale. Cette voie aurait l'immense avantage collatéral de permettre de libérer les 2/3 des surfaces arables de la planète actuellement consacrées à l'élevage ou à la production de nourriture pour les élevages, au moment où s'annonce une pénurie alimentaire mondiale.
Mais la souffrance « végétale » est-elle réellement moindre que la souffrance « animale » ? Que sait-on au juste de la capacité des plantes à ressentir les intentions à leur égard ? Certains entendent bien les arbres « crier » lorsqu'ils sont abattus !
Voici donc le dilemme de la conscience auquel nous sommes aujourd'hui confrontés : la vie en évoluant a créé des animaux qui ont besoin de tuer pour se nourrir, mais dans le même temps a peu à peu doté ces animaux d'une conscience qui les amène à refuser de tuer...
Il faut supposer, pour sortir de ce dilemme, si l'on croit à la poursuite de l'évolution de la conscience et si l'on refuse une régression vers la justification des actes de cruauté, que l'homme devra inventer dans le futur de nouvelles manières de se nourrir sans tuer d'êtres vivants. Lesquelles je n'en sais rien, mais on peut imaginer des possibilités comme le synthèse directe de protéines à partir des minéraux et de l'énergie solaire. A moins que ce ne soit l'homme lui-même qui évolue au point de ne plus avoir besoin de nourritures matérielles, de se nourrir de « prana », mais on n'en est pas encore là...
(1) Armand Farrachi : « Les poules préfèrent les cages »
(2) Michel Terestchenko : « Du bon usage de la torture »
(3) Charles Patterson : « Un éternel Treblinka »
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