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Une Histoire Alternative du Graal
Pour défier et vaincre le Mensonge Paternel
7. Amour Sacré, Lumière Sacrée
John Lash
Rencontre de la Femme et du Graal
La Légende d'Arthur, quant à ses origines historiques et à ses aspects littéraires, est un reflet de la survivance non point des Mystères mais bien plutôt des connaissances et des pratiques émanant des Mystères. Les Mystères étaient des institutions d'initiation et d'éducation émergeant d'une longue tradition de pratiques shamaniques en Europe et au Proche-Orient. On peut les comparer, quant à leur structure et à leur fonction, à un système universitaire moderne. Imaginez que toutes les classes, les bibliothèques, les outils éducatifs, les laboratoires, les salles de conférences, les bureaux des enseignants, etc, d'un tel système universitaire soient totalement détruits. Le réseau collégial d'éducation supérieure dans le monde classique fut totalement éradiqué par l'expansion du christianisme. Le réseau antique des cellules des Mystères disparut en même temps ainsi que les méthodes d'initiation shamanique pratiquées dans ces cellules.
Certaines des personnes portant la connaissance sacrée, qui fondait et guidait les Mystères, survécurent cependant. Au moment même où l'Empire Romain s'écroulait, un Druide du Pays de Galles conseilla au chef d'une région de lever un corps de garde pour protéger la diaspora des initiés de ces institutions antiques. Les réfugiés arrivaient déjà depuis un certain temps. Ils commencèrent à fuir des sanctuaires détruits au troisième siècle et la diaspora se prolongea pendant les deux siècles suivants. Avec le meurtre d'Hypathia en l'an 415, la situation désespérée des réfugiés s'intensifia. L'année 415 est un seuil, qui dénote un moment précis de changement profond et drastique, un tournant essentiel.
Les moments nodaux de 281 et de 453 sont également importants dans l'histoire parallèle concernant la diaspora des initiés des Mystères. En contraste avec un moment de seuil comme 415, qui marque un changement vaste et soudain, un point tournant, un moment nodal est un vortex autour duquel des développements en contre point se manifestent. Dans les tourbillons tumultueux d'un moment nodal, certains événements et certaines situations se dissolvent, aspirés dans les profondeurs du temps, tandis que d'autres événements et d'autres situations se manifestent qui forment de nouvelles dynamiques expérientielles. Au fil de ces exposés, nous aurons parfois recours à ces concepts de moment nodal et de temps nodal.
La fin du féodalisme
La chevalerie illustre, de façon vivante, la dissolution et l'émergence des courants d'un moment nodal dans l'histoire. La chevalerie était la manifestation d'un nouvel ordre culturel, le féodalisme, qui émergea en Europe avec l'effondrement de l'Empire Romain et le retour à une organisation sociale décentralisée et localisée. A la suite des invasions du cinquième siècle, la loi et l'ordre ne pouvaient plus être maintenus par des mesures totalitaires procédant du contrôle par une autorité centralisée. Les défenses de l'Empire se désagrégeaient, Les Huns et les Goths envahirent toute l'Europe et les peuples de chaque région durent se débrouiller par eux-mêmes. Les propriétaires terriens prirent les armes ou employèrent des mercenaires pour protéger leur propriété. L'esclavage Romain prit fin et se transforma en servage. La nouvelle organisation militaire donna naissance au concept de fidélité à un châtelain. Le chevalier qui jurait fidélité faisait le voeu de protéger les intérêts familiaux et matériels de son suzerain et maître.
Au moment nodal de l'an 453, les vieilles structures impériales d'autorité et de contrôle étaient en train de se désagréger et un nouvel ordre social se mettait en place - telle est la dynamique en contre point d'un temps nodal. Dans tout l'ancien Empire, des structures sociales et culturelles s'effondraient et se construisaient simultanément. C'est durant ce tourbillon tumultueux d'événements que l'Age Sombre commença.
Le féodalisme n'est pas un thème particulièrement intéressant mais il se peut qu'il devienne bientôt d'actualité si certaines zones de la “communauté globale” plongent dans un chaos comparable à celui des dernières années de l'Empire Romain. (Il est fascinant de remarquer que le “Nouvel Ordre Mondial”, dont il semble que la finalité soit de générer un système totalitaire global, est, en réalité, en train de faire basculer le monde dans un état de fragmentation féodale. Plutôt que d'unifier la communauté globale, il l'anéantit. Mais n'est-ce pas précisément là sa finalité réelle?). L'organisation de groupes de patriotes aux USA constitue une tendance féodale. Les gangs dans les ghettos urbains sont des groupes féodaux. La tendance - en fait, la nécessité - des riches de se barricader dans des enceintes murées protégées par des caméras de surveillance, et des bataillons de gardes, est une tendance féodale. Il en est de même de l'asservissement de certaines populations (en Inde, par exemple) aux industries de l'information. Et, bien sûr, la plus grande partie du monde de l'Islam est encore intrinsèquement d'une rigidité féodale.
L'aspect du féodalisme qui nous intéresse le plus, dans l'histoire parallèle, est la moralité sexuelle qui vit le jour avec lui. Comme l'Age Sombre en Europe fut l'aube de la civilisation Chrétienne en Occident, la société féodale fut profondément imprégnée de concepts de culpabilité et de péché. La vision de la sexualité et de la nature prônée par la tradition Chrétienne en Europe est entachée de haine et de condamnation. C'est un truisme de préciser qu'au Moyen-Age, on demandait aux gens de croire que la femme, représentée mythologiquement par Eve, était l'instrument du Diable et que la nature était le mal. Cette assertion semble à ce point ridicule que nous sommes enclins à ne pas la prendre au sérieux mais ce serait une erreur profonde de ne pas en tenir compte. Ce n'est pas exagérer que de dire que les moeurs Chrétiennes empoisonnèrent les relations humaines au Moyen-Age et condamnèrent tout instinct spontané connectant l'humanité au monde naturel.
La condamnation de la nature comme diabolique fut particulièrement infâme. (La lecture de l'introduction sur l'Age Sombre dans l'ouvrage de Barbara Walker “The Woman's Encyclopedia of Myths and Secrets” peut donner une bon aperçu de cette mentalité). Dans le sens Païen de la vie, la nature était sacrée et vivante. Dans le chapitre 3 de mon ouvrage “Not in His Image” j'ai écrit:
Dans son respect pour la nature, la vision religieuse Païenne honorait et encourageait une relation de communion entre l'être humain et le terroir et non pas une appropriation de la terre décrétée par ordre divin. Les montagnes, les collines, les grottes, les sources, les rivières étaient toutes sacrées, non pas sous l'injonction d'une quelconque doctrine mais bien parce que l'expérience des hommes et des femmes, originaires d'un terroir, était enracinée dans une révélation directe et sensuelle de la divinité. Leur expérience était une participation mystique avec l'Autre, libre de tout filtre intellectuel ou doctrinal. L'antique biorégionalisme, en Europe tout aussi bien que dans les Amériques, n'était pas une folie superstitieuse mais un animisme authentique et vécu. Leur monde était un monde dans lequel, selon les mots de l'initié Plutarque dans son essai “Le Démon de Socrates”: “toute vie participe de l'esprit et il n'en est aucune qui soit totalement irrationnelle ou dénuée d'esprit”.
Les Païens participaient à la “complémentarité du mental et de la nature” et à “la structure qui connecte” pour emprunter un couple d'expressions à Gregory Bateson. Il est sûr que les connections empathiques entre les Indigènes Européens et leur environnement ne furent pas anéanties de suite par les valeurs Chrétiennes. En fait, les Païens résistèrent considérablement à l'imposition d'un paradigme prônant la haine de la nature. Les politiques de répression introduites durant l'époque d'Hypatia (375-415) conduisirent à l'Inquisition et à la chasse aux sorcières un millier d'années plus tard. Les valeurs Chrétiennes étaient tellement violemment opposées aux inclinations humaines qu'elles devaient être continuellement et brutalement renforcées. La très longue guerre du Christianisme contre la Nature triompha finalement lors de la période des Lumières lorsque la science désacralisa totalement le monde naturel. Roszak a mis en valeur que le scientisme du 17 ème siècle est totalement cohérent avec les dogmes religieux qui l'ont précédé. Tous les pionniers de l'ère des Lumières, tels que Descartes et Newton étaient de pieux Chrétiens.
L'écoféminisme affirme que la vision de la nature et le statut social des femmes sont toujours entremêlés. Au Moyen Age, les femmes étaient considérées d'une part comme une propriété et d'autre part comme de dangereux animaux qu'il fallait craindre, enfermer et contrôler. L'image des femmes à l'époque féodale est un cliché mais qui n'est pas entièrement faux. Les ceintures de chasteté étaient plus que des images symboliques de l'époque. Les femmes étaient enfermées dans ces instruments lorsque leurs maris partaient en Croisades. Cela se passa, bien sûr, vers la fin du Moyen Age. Les Croisades furent lancées à l'époque d'un moment nodal, 1202. Durant les siècles précédents, le confinement des femmes n'avait pas été aussi extrême mais il devint de plus en plus brutal et rigoureux au fur et à mesure que le pouvoir du Christianisme se mit en place.
En fait, l'Age Sombre n'est qu'un âge “de fermeture”, “d'éteignement” . La fermeture féodale était évidente dans tous les aspects de la vie de ces temps mais plus particulièrement dans les moeurs sexuelles. Le style de vie amoureux et hédoniste de l'Europe Païenne fut littéralement “saisi” comme il en arrive d'un bien qui est hypothéqué. Le Christianisme saisit la gente féminine comme une propriété matérielle mais fit des femmes la propriété avec le moins de valeur dans les affaires séculaires sous le contrôle de l'Eglise. Cet accaparement de la féminité fit suite à la répression de la vision Sophianique des Mystères et à la destruction totale de la civilisation Païenne.
La sexualité féminine fut la cible privilégiée de l'éteignement féodal. Mais ce fut également le front sur lequel l'esprit Païen se mobilisa avec courage et fit appel à toutes ses ressources intérieures pour résister à la répression de la religion de la rédemption.
L'Amour sans Retour
Comme nous l'avons souligné, la chevalerie émergea durant l'effondrement des systèmes de contrôle et d'autorité de l'Empire Romain. Le moment nodal d'origine fut 453 (seconde moitié du 5 ème siècle, Arthur le roi guerrier, formation de la “Table Ronde”) et le moment nodal de clôture fut 1456 (Malory, Le Morte d'Arthur) - presqu'exactement un millénaire. Durant ces dix siècles, l'Europe fut le témoin du développement du code de chevalerie et durant les siècles suivants, de l'essor de la technologie de guerre. Le règne de la chevalerie se termina avec l'invention des armes à feu durant le 15 ème siècle. Le premier fusil en fonte fut introduit en 1430 et Malory rédigea son classique aux environs de 1470. (Les développements essentiels corrélés à un moment nodal peuvent se manifester précisément durant le node mais ils se déroulent le plus souvent avant ou après, de la façon dont les vaguelettes s'étendent à partir du point d'impact d'une pierre jetée dans l'eau).
Il est vraiment étonnant de voir comment la chevalerie a fourni un véhicule pour une révolution des moeurs sexuelles tout en poursuivant des fins militaristes. Mais pas exclusivement des fins militaristes, bien sûr. Nous avons vu dans la sixième leçon que la Table Ronde avait, en sus de sa fonction militaire, une mission spirituelle: la protection des survivants des Mystères, les gardiens de la Lumière Sacrée. La dynamique Arthurienne révèle la continuation des Mystères et en même temps, elle reflète la culture de l'amour courtois.
Nous arrivons donc, avec cette septième leçon, à une triangulation remarquable et fascinante: le Graal - le Guerrier - la Femme. Cette corrélation implique l'identification mystique du Graal et de la Femme (en anglais, “Graal and Girl”). Dans le culte de l'amour, l'amant-guerrier oscillait entre l'attrait de la lumière de Sagesse émanant du Graal et le rayonnement séduisant de la Femme. Dans l'histoire parallèle, la préservation de la Lumière Sacrée fut intimement associée à l'expérience de l'Amour Sacré, la passion consacrée qui réunit l'homme et la femme dans une union transcendant la mort.
L'amour courtois a été exalté comme un changement révolutionnaire et révélateur des moeurs sociales, qui n'a pas de parallèle dans l'histoire, mais un tel éloge est, généralement, teinté de condamnation. Le seul ouvrage vraiment conséquent sur le sujet, L'Amour en Occident de Denis de Rougemont, met constamment l'accent sur l'aspect négatif de “l'amour sans retour”. De Rougemont déploie beaucoup d'énergie pour prouver que la dévotion du chevalier pour sa dame, ou du troubadour pour sa châtelaine, n'était pas consommée, et ne pouvait pas être consommée, dans ce monde parce qu'elle représentait une relation transcendante qui ne pouvait se réaliser que dans la mort, c'est à dire dans la désincarnation.
Mais de Rougemont était totalement dans l'erreur ainsi que je vais le démontrer.
Afin de clarifier cette question, je voudrais suggérer une correction préliminaire concernant “l'amour sans retour”. Je propose que cela puisse être compris, non pas comme un amour qui n'est pas partagé et qui reste donc tragiquement sans réciprocité (la fixation de de Rougemont), mais comme un amour qui ne demande pas à être partagé. Un amour qui n'a pas besoin d'être retourné. Quelle sorte d'amour ne demande pas ou n'a pas besoin de réciprocité? Ne pourrait-on pas l'appeler un amour qui s'auto-réalise? C'est le type d'amour qui transforme la personne qui aime, indépendamment de son effet sur le bien aimé. Si la transformation de l'amant constitua la véritable dynamique de “l'amour sans retour”, plutôt que la non-réciprocité si souvent avancée, ce fut alors, sans nul doute, une force transcendante d'une immense puissance dans la vie sociale et la vie spirituelle. Une puissance purement séculaire, à la fois intime et transcendante, personnelle et transpersonnelle. Le déploiement de la révolution des moeurs sexuelles durant le Moyen Age en est la preuve manifeste.
Dans l'histoire parallèle, c'est cette force transformatrice, l'Amour Sacré, qui humanisa le monde Européen durant le Moyen Age et non pas la moralité répressive de la rédemption que le Christianisme imposa par la force dans ce monde. La répression ne peut pas élever; elle pervertit ce qu'elle cherche à améliorer. La sublimation ne peut pas transformer; elle ne fait que substituer une expérience moins authentique au détriment d'une expérience réellement authentique. Depuis l'époque de Saint Paul, la religion Chrétienne a exigé la séparation de la sexualité et de la spiritualité pour le salut de l'âme, mais l'amour courtois a défié et inversé ce tabou. Dans l'amour sans retour - qui n'exclut pas l'union sexuelle véritable, comme nous allons le voir - l'humanité Occidentale acquit une âme. L'amour courtois fut l'alchimie de la fabrication de l'âme. Le regard passionné (ou même le coup d'oeil), tout comme l'étreinte sexuelle, engendraient de l'intimité et nourrissaient les sources authentiques de l'humanitas. Je soutiens que presque tout ce qui a été attribué à la tradition religieuse Chrétienne, quant à l'élévation et à l'évolution de l'esprit humain, fut en fait inspiré par la dynamique de l'Amour Sacré au Moyen Age. Le culte de l'amour fut la racine pivotante cachée de l'humanisme de la Renaissance. Le modèle d'inspiration pour l'Amour Sacré se développa dans le même genre social que la Légende du Graal: le monde Arthurien de chevaliers en armure brillante et de demoiselles en détresse et le monde intimement associé des troubadours, des jongleurs et des conteurs.
L'Amour Sacré produisit éventuellement l'esprit humaniste en Europe mais le phénomène lui-même ne procéda pas de l'environnement médiéval Européen. Le culte de l'amour qui fleurit dans le monde des troubadours et de la Table Ronde prit sa source dans la lointaine Asie. Ses racines étaient Orientales et, en fin de compte, Tantriques. L'immense et subtile transmigration culturelle et spirituelle requise, pour que le sacrement de l'amour Asiatique passe de l'est à l'ouest, est un des chapitres les plus fascinants de l'histoire parallèle.
La Connexion Soufi
Aucun érudit, à ce jour, n'est remonté aux sources de cet exploit de transmigration à la portée considérable. Malgré sa coloration négative frustrante, l'ouvrage de de Rougemont offrit quand même quelques pistes de réflexion. Il suggéra que le culte de l'amour en Europe fut inspiré ou instillé par le “mysticisme Arabe”. C'est néanmoins une notion déconcertante. On peut l'expliquer par le fait qu'au début du Moyen-Age, la culture Maure en Espagne produisit les premiers troubadours comme une sorte de prolongement séculaire du mysticisme contemplatif centré sur la “bien aimée”, à savoir le Divin Féminin. Ce développement obscur émane, en quelque sorte, du mouvement Soufi, un aspect ésotérique ou hérétique de l'Islam. Le terme Soufi est une version Arabe du Grec Sophia. Le Soufisme serait donc (ou aurait été originellement) un chemin de dévotion, ou de bhakti, centré sur la figure de la Sophia Divine.
C'est fascinant, bien sûr, parce que la déesse Sophia est la figure centrale des Mystères Occidentaux. Y eut-il alors, d'une quelconque manière, une rencontre fortuite entre d'une part le courant dévotionnel Oriental et Arabe centré sur Sophia et d'autre part la tradition des telestai des Mystères Sophianiques qui trouvèrent refuge dans les îles des Hébrides? Quelque soit le cas, cette rencontre prit place dans l'Espagne des Maures et plus particulièrement en Andalousie. Et cela se passa au 7 ème siècle. Nous savons au moins cela mais il reste à découvrir comment cette convergence magnifique prit forme.
Nul besoin de le dire, il est relativement ardu d'imaginer une résurgence du Divin Féminin émanant de l'Islam. Si c'est réellement ce qui se passa, aucun érudit ne peut affirmer exactement comment cela se passa. Il semble qu'une pratique Arabe de contemplation béatique de la “bien aimée” (lire Divin Féminin, Divine Sagesse, Sophia) se métamorphosa en un mouvement de culte de la femme dans le sud de la France. De Rougemont établit la notion selon laquelle la théophanie Soufi fonde le culte de l'amour par lequel les troubadours prodiguaient des louanges extravagantes à une femme qu'ils ne pouvaient pas toucher et de nombreux auteurs l'ont suivi dans cette voie.
Mais cette théorie est entachée de quelques aberrations.
Tout d'abord, le mysticisme sexuel Arabe était principalement, sinon totalement, homosexuel. Théoriquement, il se peut que le mystique ait contemplé une jeune fille vierge qui représentait la Divine Sophia mais dans la pratique, c'était de jeunes garçons impubères qui attiraient l'oeil des adeptes. Dans Sacred Drift, Peter Lamborn Wilson explicite la pratique spirituelle mystérieuse appelée “le Jeu du Témoin” qui utilisait “un Yoga Imaginal afin de transmuter le désir érotique en conscience spirituelle”. Le point étant que le désir physique n'est pas dénié ou refoulé, mais transmuté comme le plomb en or. La pratique incluait “l’improvisation poétique et musicale, la danse et l’observation chaste des jeunes garçons (d’où la pratique connue comme « Contemplation du Glabre », du sans barbe).”
Tous ces éléments se retrouvent dans la romance des chevaliers et des troubadours qui est, cependant, strictement exempte de connotations homosexuelles. Les troubadours étaient maîtres de l'improvisation musicale et poétique et ils empruntèrent même des formes musicales Arabes (préservées beaucoup plus tard dans le flamenco des Rifains). Le motif du regard (dont Loomis démontre l'origine à la tradition Celte) se trouve principalement dans Perceval lorsque le héros voit trois gouttes de sang dans la neige et tombe en transe, contemplant le teint de peau de sa bien aimée. Dans certains cas, le regard est simplement un coup d'oeil, l'exemple le plus illustre étant celui de la rencontre entre Pétrarque et Laura. Pour Dante, le regard de Béatrice devient comme un phare qui le guide vers les hauteurs spirituelles. Dans la poésie de John Donne, le regard par lequel les amants sont “enfilés” acquiert toute la puissance de l'union charnelle. Le poème de Donne “L'extase” est l'apogée d'une longue tradition de regards amoureux qui remonte, en passant par Perceval, à des origines Celtes anciennes.
Si nous nous fions à la connexion Soufi, il apparaît que le regard du troubadour prend sa source dans le Jeu du Témoin. Mais Wilson souligne à juste titre que “le 'Principe Féminin' est notoirement dur à localiser dans l'Islam” (page 71) - et j'ajouterai, même dans l'Islam ésotérique du Soufisme. “Selon la vision essentiellement masculine qui imprègne le Coran... les femmes sont perçues comme ayant des âmes individuelles mais comme étant une propriété virtuelle en relation aux hommes”. De plus, “bien que toutes sortes d'indices et d'échos de l'Anima soient trouvées”, par exemple, “dans le culte de Buraq, le culte de la bien aimée dans la poésie Perse”, Wilson conclut que “les femmes sont tout simplement réprimées” en Islam, maintenant tout comme alors (page 71).
Dans l'amour courtois, non seulement les femmes n'étaient pas réprimées mais elles étaient l'inspiration pour la libération spirituelle des hommes en “armures” qui les adoraient. Il n'existe rien de comparable dans la tradition Judéo-Chrétienne-Islamique, à l'exception peut-être du Chant de Salomon. C'est un psaume d'amour sacré peut-être inspiré par la Reine de Saba qui est une représentation du Divin Féminin dans le mysticisme Arabe. (Bellifortis, by Conrad Kyeser, 1405). Il existe certainement de belles histoires d'amour dans la tradition Arabe, mais en règle générale, l'Islam n'autorise pas le concept d'amour romantique avec une dimension religieuse tel que cela puisse devenir une religion par elle-même.
Il y a donc, à l'évidence, quelque chose de trouble dans la connexion Soufi qui la rend profondément incompatible avec le modèle de l'amour chevaleresque hétérosexuel.
Ambiguïtés Mystico-Erotiques
L'homosexualité est un crime capital dans l'Islam mais cela ne fait qu'ajouter à son attrait hérétique, selon l'observation de Wilson. Comment expliquer l'élément homo-érotique dans la tradition mystique Arabe? Il est bien connu que les Arabes préservèrent la science Grecque durant les Ages Sombres. Il se pourrait aussi qu'ils héritèrent la tradition Grecque de l'homosexualité pédagogique, le culte des garçons jeunes, beaux et intelligents. A ma connaissance, aucun érudit, à ce jour, n'a proposé cette corrélation mais l'étude incomparable de R. K. Dover, Greek Homosexuality, soutient cette thèse. Dover démontra que les erastes, le garçon magnifique bien aimé du vieil homme, représentait non seulement un attrait de pureté sexuelle mais aussi un idéal intellectuel immaculé. (L'attrait était parfois accessible mais pas toujours revendiqué, selon Dover. Même lorsqu'il était revendiqué, les moeurs demandaient que la relation sexuelle soit entre les cuisses.) Je dirais que l'atmosphère, l'esthétique et l'éthique de l'homosexualité Grecque classique correspond assez bien au Jeu du Témoin.
Gardons à l'esprit, de plus, l'enseignement illustré récemment par la vie de T. E. Lawrence, à savoir que l'Islam est une société féodale mâle et guerrière. Et il l'a toujours été. La date du Hejira, l'événement fondateur de l'Islam, est 622. C'est un moment nodal mais pas simplement pour l'essor d'une religion militante. C'est également l'époque de la première romance chevaleresque, Antar, rédigée en Andalousie durant la première moitié du 7 ème siècle, selon Reni Nelli, l'érudit éminent de la littérature Occitane. L'idéalisme féminin de la chevalerie émergea en même temps que l'Islam mais je ne pense absolument pas qu'il faille considérer ces phénomènes comme jumelés.
Selon Wilson, le Jeu du Témoin “fut perfectionné durant les siècles qui ont suivi la mort d'Ibn 'Arabi” (page 61), au 13 ème siècle. Le moment nodal de 1136, cité par de de Rougemont et d'autres, marque le florissement originel de la poésie des troubadours avec Guillaume IX de Poitiers, le grand-père d'Eléonore d'Aquitaine. Ibn Arabi naquit une génération plus tard et développa son oeuvre littéraire à l'époque durant laquelle Wolfram von Eschenbach écrivait Parzival et Gottfried de Strasbourg écrivait Tristan. De tous les mystiques Soufis, Arabes, Perses et Iraniens, Ibn 'Arabi est le plus proche de la théologie de l'amour romantique célébrée en Occident. Sa dévotion mystique à la femme commença à la Kaaba de la Mecque où les valeurs patriarcales et masculines dominaient, nul besoin de le dire. Mais pour le Perse affamé d'amour, tout ce qui importait était le regard qui lui fut accordé par une jeune fille qui déambulait dans le sanctuaire. Lorsqu'il publia L'interprète des ardents désirs, un ouvrage de poèmes célébrant son amour sans retour pour sa demoiselle inconnue, les mullahs crièrent au blasphème. Le poète s'enfuit immédiatement en Syrie (qui fut, d'ailleurs, de tout temps une citadelle des purs et durs Gnostiques et Sophianiques) où “il défendit ses ambiguïtés mystico-érotiques avec une scolastique flamboyante”. (Wilson). Tout cela se passa dans le Proche Orient tandis que la littérature chevaleresque fleurissait en France. Ce fut l'apogée du culte hérétique de l'amour.
Les soucis d'Ibn 'Arabi avec l'hérésie se poursuivirent pendant des décennies. Les autorités Egyptiennes bannirent ses écrits. Les érudits et les orthodoxes du Soufisme l'accusèrent de ruiner leur tradition. Il était un hérétique même chez les hérétiques! Wilson résume le message blasphématoire de Ibn 'Arabi:
“L'amour est déclaré équivalent et peut-être même supérieur à la religion; le bien aimé humain devient un Témoin (shahed), une théophanie du Réel. De nouveau, les poètes reçurent d'Ibn 'Arabi un langage de discours avec lequel ils puissent accroître leur compréhension d'un complexe déjà au coeur de leur être: éros, le désir, et l'interface entre la conscience mystique et érotique”.
Les mêmes éléments furent exprimés dans la poésie des troubadours et dans le code chevaleresque et ils furent vécus dramatiquement dans les moeurs sexuelles et sociales des exemples vivants de la légende Arthurienne. Gottfried de Strasbourg échappa de peu aux exécuteurs Catholiques pour avoir comparé la passion de Tristan et Yseult au sacrement de la Saint Messe. (Il s'en fut se cacher et confia l'achèvement de son histoire à un autre poète , Thomas de Bretagne). L'idée selon laquelle l'amour personnel et charnel est une force religieuse supérieure à toute autre religion constitue le summum de l'hérésie sur cette planète, pour ne pas mentionner le défi ultime au Mensonge Paternel. Si nous pouvons avoir accès, grâce à l'amour personnel, à toutes les assurances que seule la foi religieuse est censée nous offrir (selon ce que proclament ses zélateurs), à quoi bon la religion et tout ce qu'elle traîne à sa suite? Si la religion de l'amour confère une puissance transcendante supérieure à ce que l'on trouve dans les doctrines et institutions religieuses, pourquoi s'ennuyer à faire perdurer ces doctrines et ces institutions? Si l'amour humain est un sacrement, qui a besoin d'une hiérarchie gigantesque pour dire la Sainte Messe?
Pour que l'amour humain pût assumer une dimension religieuse, il fallait renégotier totalement les transactions de pouvoir entre les sexes. Dans le code des chevaliers Arthuriens, le guerrier partait en bataille ou en tournois après avoir requis de sa bien aimée qu'elle fût le témoin de son acte, et par ce faisant, légitime et même consacre son usage de la force violente pour faire preuve de sa valeur morale. Ses actions ne prenait de réalité que si elles étaient contemplées par le Témoin. C'est pourquoi le chevalier regardait souvent vers la galerie de spectateurs pour s'assurer du regard de sa dame lorsqu'il partait en joute.
En même temps que la femme agissait comme un vecteur conférant le pouvoir au guerrier - ce motif se trouve pour la première fois dans Antar, selon Reni Nelli dans L'Erotique des Troubadours - elle était également l'objet de son aspiration mystico-érotique, et parfois même, la source de sa satisfaction charnelle. Les chevaliers Arthuriens, tel Gawain, allaient traditionnellement en tournoi avec une pièce de l'habit de leur Dame attachée à leur armure. Selon les textes médiévaux, c'était une écharpe ou un “fourreau”. Je suppose que c'était plus probablement une lingerie beaucoup plus intime de la garde-robe de la Dame.
La moralité sexuelle au Moyen Age se déploya sur le champ de bataille entre le désert de la ceinture de chasteté et le pays enchanté des petites culottes mouillées.
Le Chant de l'Aube
“'La moralité ordinaire' peut être simplement considérée comme un masque de l'hystérie sexuelle - un fardeau qu'aucun humain ne mérite de porter. 'La liberté sexuelle', dans le cadre d'une éthique d'amour, pourrait alors être perçue comme un cadeau offert à tous les amants sincères du bien aimé, ou de la bien-aimée, véritable”. Peter Lamborn Wilson, Sacred Drift.
En introduisant le sujet de l'amour sans retour, j'ai proposé de s'écarter de la notion communément répandue selon laquelle il représentait une obsession mystico-sexuelle mâle pour une femme inatteignable. Rien ne pourrait plus être éloigné de la vérité et la poésie des troubadours valide mon interprétation beaucoup plus que la conception conventionnelle.
L'amour qui ne cherche pas de retour s'auto-réalise. Il transforme celui qui aime quoi qu'il fasse au Bien Aimé, à la Bien Aimée. Tel est le pouvoir du Bien Aimé, de la Bien Aimée, qui est à la fois le bénéficiaire et le miroir réfléchissant de la puissance transformatrice propre de l'amour. Cette transaction se doit d'être intimement personnelle afin qu'elle puisse transporter ses participants au-delà de la personnalité. Il a été affirmé que dans la théophanie Soufi de la bien aimée, la femme individuelle était tout simplement un miroir pour la Divinité. Mais ce ne fut certainement pas le cas avec l'amour courtois. Dans sa conférence de 1967, La Mythologie de l'Amour, Joseph Campbell a précisé cette différence:
“ Dans les divers contextes du mysticisme érotique Oriental, que ce soit en Inde ou en Proche-Orient, la femme est mystiquement interprétée comme l'occasion pour l'amant de faire l'expérience des profondeurs les plus sublimes de l'illumination transcendantale - à l'image de l'admiration de Dante pour Béatrice. Au contraire des troubadours. Pour eux, la personne bien aimée était une femme et non pas la manifestation d'un quelconque principe divin: et plus spécifiquement cette femme. L'amour était pour elle”.
Si, par exemple, la dévotion pour cette femme particulière n'était pas consommée sexuellement, la dynamique transformatrice de l'amour sans retour était quand même à l'oeuvre. L'amant ne demandait pas que son amour soit retourné par des faveurs intimes. Mais lorsque la passion de l'amant était consommée, la dynamique était à l'oeuvre d'une autre façon. L'amour sans retour n'exigeait pas de relation sexuelle mais ce n'est pas pour autant qu'il la déniait ou l'excluait. C'est ce que la “liberté sexuelle” signifiait pour certaines personnes au Moyen Age.
Maintenant, d'aucuns pourraient protester que je transforme l'amour courtois selon mes désirs, sans tenir compte des évidences. Le fait est que de nombreux poèmes de troubadours expriment que le poète ne possède pas la faveur intime de sa dame. Elle appartient à un autre. Il ne peut même pas la toucher avec un bâton de trois mètres. Il semblerait que les troubadours se lamentent tout en célébrant l'inaccessibilité de l'objet suprême de leur désir. Bien souvent, le poète nous dit que la Dame qu'il célèbre et qu'il adore est inatteignable. L'amour de lointain est un attribut classique de la poésie des troubadours.
Les érudits ont cru les poètes sur parole mais j'avancerai que les érudits ont été dupés tout comme étaient dupés les gens de cour où les troubadours chantaient. Le propos de chanter des louanges à la dame inatteignable était de faire croire à son mari et sa suite qu'elle n'avait pas donné au poète ce précisément dont il se lamentait n'avoir pas reçu d'elle. C'était la manière la plus évidente de protéger la passion extramaritale et illicite célébrée dans l'amour courtois. Il n'y avait rien d'éthéré et de non consommé dans la romance des troubadours mais il fallait déguiser la rencontre sexuelle. En bref, les bardes faisaient semblant.
Cependant, cette tactique n'était pas originellement de mise. Les premières lyriques de troubadours, qui aient survécu, attribuées à Guillaume IX de Poitiers, vers 1136, conviaient l'éthique du vestiaire. L'impulsion sexuelle est crue et non déguisée et le poète obtient exactement ce qu'il est venu trouver. Et il s'en va ailleurs pour une autre quête. La description célèbre par Guillaume du circuit du con - cet essai est probablement déjà trop risqué au goût de certains - reflète les appétit sexuels du machismo médiéval épris de diversité et de conquêtes. Ce n'est qu'avec les poètes des époques ultérieures que le raffinement prend place et que le sentiment sincère religieux pour le sexe entre en jeu.
L'amour courtois, cependant, n'a jamais perdu son aura érotique. L'alba, ou poème de l'aube, est l'une des formes les plus belles de la lyrique des troubadours. Il célèbre le moment où le poète doit prendre congé de sa Dame en secret afin que leur liaison nocturne ne soit pas suspectée. Il est évident que cette précaution ne ferait aucun sens s'ils n'avaient pas partagé une intimité sexuelle. Certains poèmes célèbrent ouvertement la beauté du corps de la femme nue dans la lumière de l'aube. La luminosité douce de la forme adorée déborde de rayonnement mystique comme si elle était enchâssée dans un embrasement surnaturel. Ezra Pound, qui traduisit de nombreux poèmes de troubadours, souligna que “la 'Dame' dans la poésie Toscane a assumé toutes les propriétés de la Pierre Alchimique” (The Spirit of Romance, page 90). Dans le culte de l'amour, le corps de la dame était contemplé avec le même émerveillement que le Graal. D'une certaine manière, et pas juste métaphoriquement, la forme charnelle de la femme était une épiphanie de la Lumière Sacrée.
Durant certains moments, et dans certaines ambiances, la Femme et le Graal ne faisaient qu'un.
Pour les troubadours tout comme pour les chevaliers Arthuriens, une femme particulière était toujours le catalyseur de l'expérience du Divin Féminin mais de ce fait, cette femme n'était pas simplement le miroir pour une théophanie. Elle n'était pas simplement un moyen justifiant la fin. L'amour qui lui était prodigué était une fin en soi. C'était, sinon l'équivalent, du moins sûrement le complément parfait de l'amour spirituel pour Sophia, dont le nom est Sagesse, dont le corps est la Terre.
D'une manière subtile découverte au Moyen Age, que nous sommes encore en voie de découvrir, l'amour pour la beauté physique de la Terre fusionne avec l'amour qui peut être ressenti durant l'intimité charnelle. Les adeptes du Tantra en Asie affirment que la Divinité suprême de la Nature, Shakti, se manifeste spontanément dans l'union sexuelle. Le culte de l'amour semble avoir été un héritage et un approfondissement de l'expérience Tantrique Asiatique plutôt qu'une modification de la théophanie Soufi. Il se peut, cependant, qu'il soit passé, via la connexion Sufi, de l'est à l'ouest. Par une transposition étonnante, la mystique Tantrique d'Asie imprégna la religion de l'amour romantique en Occident. Par un détour encore plus étonnant de l'histoire, la religion hérétique prospéra dans le culte du guerrier, du chevalier Arthurien.
Dans l'Amour Sacré, la Lumière Sacrée trouva son terrain de réflexion. D'une certaine manière, la Lumière Organique des Mystères joua autour de la figure de la Dame et rayonna de son aura physique. Cette aura de luminosité charnelle est réellement mystérieuse et peut être difficile à expliquer pleinement en forme écrite parce qu'elle appartient à une dimension ineffable et inviolable de la révélation Sophianique.
John Lash. Flandres-Andalousie. Mai-Juin 2006.
Traduction de Dominique Guillet.
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